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ce grave sujet ne saurait être incidemment traité. Qu’il me soit permis toutefois de remercier ici, pour la joie que nous avons éprouvée à les voir et pour les services qu’ils nous ont rendus, le père Protteau, cet humble prêtre dont le renoncement calme, absolu, complet, étonne d’abord, puis se fait admirer quand on sait le comprendre, et le père Fenouil, l’ardent pro-vicaire, dont le cœur, vibrant encore aux noms de mère et de patrie, s’est mis si facilement, malgré vingt ans d’expatriation, à l’unisson du nôtre.

Un canal dérivé du grand lac sert de fossé aux fortifications. Dans la plaine, en dehors de l’enceinte, on voit encore les restes d’une ville aussi considérable que la ville actuelle; c’était le grand quartier du commerce, et chacun sait que c’est là d’ordinaire la partie la plus importante d’une cité chinoise. La guerre, en entravant les relations, a chassé la vie de cette ville extérieure, réduite aujourd’hui à l’état d’immenses faubourgs à demi ruinés. Deux monticules couronnés de cyprès donnent de ce côté un certain relief au tableau que présente Yunan-sen. De nombreux arbres verts, beaucoup de pagodes aux couleurs voyantes, quelques toits de yamens aux angles relevés, décorés de motifs bizarres, dominent les maisons basses, et rompent la monotonie d’un alignement irréprochable. La rue principale commence à la porte méridionale et aboutit non loin du premier monticule. Elle est large, bordée de magasins d’aspect uniforme, dont la devanture élégante est rehaussée par deux enseignes, planches peintes en noir et couvertes de caractères dorés. Quelques-unes, dans la rue même, se dressent perpendiculairement entre deux bornes à coulisse. C’est là que sont établis les marchands de comestibles; le vent balance au-dessus de leurs têtes une guirlande de jambons, de volailles grasses, de gigots de moutons. Les parfumeurs mettent en montre les flacons d’eau de Cologne et des savons français; des gravures de mode représentent de frais visages de Parisiennes, dont la vue raffermit nos courages en enlevant aux Chinoises leurs dernières chances de séduction. Celles-ci ne sont que des mannequins vivans jetés dans un sac de cotonnade bleue ou de soie multicolore, laissant apercevoir par le haut une tête de boule-dogue plâtrée de farine de riz, et dépasser par le bas une jambe maigre comme celle d’un paon. C’était à faire regretter les fortes filles du Laos. Je dois ajouter que, si les sirènes de ce pays n’usent pas d’une coquetterie plus grande avec les indigènes qu’avec les étrangers, les maris sont vraiment heureux dans l’Empire-Céleste ; ils y peuvent vivre tranquilles et laisser grandir les pieds de leurs épouses, mutilés par un injuste excès de défiance jalouse. C’est là en effet l’une des explications les plus plausibles de l’odieux usage par suite duquel le pied des filles reste emprisonné dans des bandelettes qui maintien-