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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/963

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ORATEURS DE L’ANGLETERRE.

Le nouveau bill n’a pas produit de changement immédiat, et cela devait être prévu ; mais il assure à bref délai la prépondérance de la volonté nationale. Les classes moyennes ont trouvé dans l’accession d’une partie du peuple un renfort nécessaire plutôt qu’une rivalité qui les diminue. Aussi les mêmes hommes qui faisaient tout, il y a trente-huit ans, pour tenir les classes moyennes à l’écart, ont eu beau s’évertuer à jeter l’alarme parmi elles et à exciter leur jalousie pour les soulever contre cette nouvelle invasion ; leur zèle s’est déployé en pure perte. L’entrée de M. Bright au ministère a marqué publiquement la portée de la réforme.

M. Bright était, depuis 1858, à la tête du mouvement réformiste. L’action exercée par lui pendant ces dix années était plus profonde que lui-même ne l’imaginait. Peut-être se flattait-il d’avoir conquis l’opinion libérale, et il ne se trompait pas ; ce qu’il n’eût point deviné, c’est que le parti conservateur se sentît assez entamé pour se résoudre à réaliser, cette fois avec sincérité, la réforme. Rien de plus curieux, parfois de plus amusant, que la surprise de M. Bright lorsqu’il a vu ce parti, dont il se défiait, contre lequel il se croyait obligé de tenir l’opinion en éveil, adopter ses idées à lui, exécuter assez largement le plan dont il était l’auteur, pour désarmer son opposition et réduire son tonnerre au silence. Il est vrai qu’en adoptant ses idées, les conservateurs lui reprochaient avec amertume d’avoir créé dans le peuple un besoin factice. Ce reproche était faux, car il existe toujours au sein des masses une inquiétude qui, pour n’être autre chose que le vague sentiment de malaise attaché à leur situation, n’en sollicite pas moins l’attention de l’homme d’état, et cette inquiétude s’était fait jour en Angleterre dès le lendemain de la réforme de 1832. Elle ne prenait pas la couleur d’un besoin politique, ou du moins ce besoin, qui se manifestait quelquefois avec énergie le jour des élections, sommeillait dans l’intervalle, et rien de plus naturel : le peuple ne voit pas du premier coup à quel point les satisfactions qu’il réclame ou qu’il rêve dépendent de la politique générale. Sa pensée court follement au but sans s’inquiéter des moyens, sans répugner dans l’occasion aux entreprises de la force. Son éducation consiste à comprendre que la voie détournée, mais unique, par où le but auquel il aspire peut être atteint est l’exercice des droits politiques, et ce qu’il faut dire, c’est que M. Bright a contribué plus que personne en Angleterre à cette éducation. Il a proposé un but précis à l’inquiète agitation des masses ; il a donné une forme politique à un malaise dangereux, parce qu’il était vague ; il a fait comprendre au peuple quel est le moyen pacifique et légitime d’obtenir cette protection de ses intérêts qu’il ambitionne.