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Page:Revue des Deux Mondes - 1870 - tome 85.djvu/992

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et écrivains, journalistes et soldats, hommes et femmes, dont les actions, les délaites et les souffrances remplissent, selon l’expression de miss Harriet Martineau, l’âge des martyrs ; puis, pour mieux célébrer tant de courage dépensé pour la bonne cause, il ajoutait magnifiquement : « Quand je parcours en esprit cette noble armée, je ne sais pourquoi je me rappelle un passage certainement familier à la plupart d’entre vous, car il se trouve dans l’épître aux Hébreux. Après avoir caractérisé les grands hommes et les pères de la nation, l’écrivain sacré dit : « Le temps me manquerait pour parler de Gédéon, de Barak, de Samson, de Jephté, de David, de Samuel et des prophètes qui par la foi ont conquis des royaumes, accompli la justice, reçu l’effet des promesses, fermé la gueule des lions, arrêté la violence du feu, échappé au tranchant de l’épée, qui de faibles sont devenus forts et vaillans dans le combat, et ont mis en fuite les armées des étrangers. » Je vous demande si ces paroles de l’auteur inspiré ne peuvent pas s’appliquer à l’héroïque troupe de ceux qui ont fait de l’Amérique le séjour perpétuel de la liberté ? » M. Bright n’oubliait pas non plus ceux qui en Angleterre avaient soutenu la même cause, Clarkson, et Wilberforce, et Buxton, et Sturge ; mais, comme de juste, il s’oubliait lui-même. L’histoire ne l’oubliera pas ; son isolement pendant la guerre le signale assez à son attention, sa place est marquée à côté de ceux qu’il a nommés. Qu’importerait après tout qu’il fût oublié ? À pouvoir chanter ainsi le triomphe que tant d’autres avaient espéré en vain, et le chanter aux applaudissemens de son pays tout entier, n’était-il pas assez récompensé ?

Parfois, à considérer nos vastes sociétés modernes, livrées à des puissances collectives dans lesquelles la fatalité domine, l’esprit se prend à douter avec tristesse de l’action individuelle, et presque à ne plus croire qu’à la force des choses. Ici, l’impulsion acquise, le cours tranquille de la tradition paraît irrésistible ; là, le torrent des passions de la multitude semble tout entraîner. La presse, discordante et tumultueuse, organe des ambitions aux prises, des doctrines adverses et quelquefois des plus vils intérêts, suit la puissance régnante plutôt qu’elle ne la gouverne, et est souvent elle-même la plus fatale des puissances collectives. Le gouvernement, dominé par les nécessités de sa nature, ou par l’ascendant de l’opinion particulière qui le soutient, ou par les exigences de la foule, est rarement en état, malgré la force dont il dispose, de régir à son gré la marche des événemens. Que peut faire entre ces puissances diverses, quelle action réelle peut exercer sur ses contemporains un homme réduit à ses seuls moyens ? Cette pensée a quelque chose d’humiliant pour l’orgueil, mais de plus accablant encore pour l’esprit et de plus décourageant pour la bonne volonté. On reprend confiance lorsqu’on voit ce que M. Bright a fait presque seul. La veille