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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/123

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Jean au désert de Judée, Mahomet dans les solitudes d’Arabie, le Christ dans sa nuit d’angoisse sur la montagne des Oliviers, aient cru l’entendre, lui parler, le voir, que Moïse ait pu affirmer à son peuple avoir reçu de l’Éternel les tables de la loi sur la cime fulgurante du Sinaï.

Tout à coup un bruit lointain semblable à celui du tonnerre arriva jusqu’à moi. Je tressaillis : allais-je être témoin de quelque prodige ? Non, c’était le roulement des quarante voitures de notre caravane qui reprenaient leur course effrénée vers Suez. J’arrivai encore à temps ; je pris place sur le siège de ma voiture à côté du cocher, car je voulais voir le lever du jour ; il s’annonçait à l’est par une légère teinte irisée. Une brume épaisse, immobile jusqu’alors, mais subissant déjà l’action du soleil, roulait confusément devant nous ; elle léchait la terre pour disparaître lentement sur de lointains monticules de sables mouvans. L’astre parut enfin, et je vis alors ce beau spectacle, si bien décrit par M. Fromentin dans son livre sur le Sahara, « d’un ciel sans nuage et d’une terre sans ombre. » A neuf heures, des mirages dans lesquels je croyais reconnaître les campagnes du comtat venaissin papillonnèrent sans relâche devant mes yeux éblouis et brûlés par une trop vive lumière ; à dix heures, nous étions à Suez, cherchant l’ombre dans la seule hôtellerie qui s’y trouvât. Un verre d’eau que j’y bus me coûta, il m’en souvient, un franc, et je ne songeai nullement à me récrier.

On peut se figurer l’existence pénible des Européens qui habitaient cette misérable bourgade, alors sans eau douce, sans culture, placée sous un ciel embrasé, bordée d’un côté par la Mer-Rouge, véritable miroir d’Archimède, et de l’autre par le désert. La population indigène était à cette époque misérable et d’un fanatisme sauvage. A la tombée de la nuit, on enfermait les voyageurs dans l’intérieur de l’hôtel de peur qu’ils ne fussent assassinés. Aujourd’hui la sécurité est parfaite, l’eau du Nil coule en abondance, des hôtelleries s’élèvent en hâte ; dans un demi-siècle, Suez et Port-Saïd seront, comme étaient dans l’antiquité Séleucie et Corinthe, aussi commerçantes et aussi débauchées.


II

Le seul grand obstacle de la navigation dans la Mer-Rouge, c’est la chaleur qui s’y fait sentir pendant les mois de juin, juillet et août ; elle est très tolérable pendant les autres mois de l’année. Sur l’Addington, — nom du bateau à vapeur de trois mille tonnes et de six cents chevaux de force sur lequel je me trouvais à une époque tempérée, — chaque soir les maîtres d’hôtel du bord,