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adversaires. Je m’accuse d’avoir participé à ce défaut de prudence et de mesure ; les deux candidats que le parti dont j’étais, le parti libéral ou soi-disant tel, fit prévaloir à Évreux sur les candidats du gouvernement étaient deux hommes honnêtes, justement considérés, modérés d’intention, mais enclins à la popularité. Leur nomination, précédée de réunions très animées et suivie d’une sorte d’ovation, passa dans le pays pour un triomphe des jacobins. Le parti libéral en devint plus arrogant et plus enclin aux espérances révolutionnaires. J’hésitais à changer de camp. Celui où le cours des événemens m’avait placé me convenait chaque jour de moins en moins ; il y régnait un certain esprit court, étroit et routinier. Sans mauvaise intention, sans idées bien arrêtées, on y rentrait dans l’ornière révolutionnaire ; c’était bien là vraiment qu’on n’avait rien appris et rien oublié. Rien ne convenait moins à mon caractère ; j’étais dès lors et je suis toujours resté depuis, mais avec la modération que donne l’expérience, novateur dans l’ordre, sans regret d’aucun passé, aspirant à l’avenir. Pour advenir, c’était la devise de mon esprit comme celle de ma famille. Aujourd’hui même encore, après tant de revers et de mécomptes, j’ai grand’peine à me débattre contre l’espérance, et je travaille bon gré mal gré pour un temps meilleur. »

Le duc de Broglie touchait, et nous touchions comme lui, mes amis et moi, à l’une de ces crises obscures où les hommes politiques les plus désintéressés et les plus sincères, au lieu de se borner à suivre patiemment le cours des événemens et du vent qui souffle autour d’eux, se sentent appelés à prendre une initiative plus hardie, et à décider eux-mêmes, selon leur propre raison, de ce qu’ils ont à faire pour les destinées de leur pays. Après l’ordonnance du 5 septembre 1S16 et le vote de la loi électorale du 5 février 1817, malgré l’important succès qu’avait obtenu par ces deux actes la France libérale, nous restions en présence de deux partis de forces très inégales, mais dominés l’un et l’autre par des passions et des routines intraitables, l’un par les passions et les routines de l’ancien régime, l’autre par les passions et les routines de la révolution. Ces deux partis poursuivaient opiniâtrement l’un et l’autre un triomphe exclusif, chacun d’eux ne se croyant en sûreté que par la complète défaite, c’est-à-dire la complète annulation politique de son adversaire.

Entre ces deux partis ou plutôt au-dessus, la grande majorité de la France aspirait au maintien de la paix intérieure et de l’ordre légal dans la société nouvelle victorieuse en 1789, paix et ordre maintenus selon les principes et sous les garanties proclamées par la charte constitutionnelle de 1814. La France ne s’inquiétait guère