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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/298

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chambre des pairs qui connût au même degré les règles de la procédure en France et en Angleterre, je voyais bien que tout le fardeau pèserait sur moi, que mes collègues d’opposition me laisseraient la direction de la conduite commune, et que j’exercerais quelque influence sur nos communs adversaires.

« Mais que faire si je rencontrais dans l’accusation, comme j’avais tout lieu de le craindre, mes amis les plus chers, M. d’Argenson, M. de La Fayette, d’autres encore ? Fallait-il me récuser et les livrer à la poursuite sans essayer de les défendre ? Fallait-il faire fléchir en leur faveur la balance de la justice, mentir à ma conscience, trahir mes devoirs de magistrat ? La question était délicate et l’alternative douloureuse.

« Décidé comme je l’étais au fond de l’âme, j’en conviens en toute humilité, je me rassurais un peu en me disant que, selon les règles de la justice la plus sévère, entre la condamnation d’un innocent et l’évasion d’un coupable la partie n’était pas égale, l’une étant un crime et l’autre une faiblesse, — que même ce n’était pas toujours une faiblesse, qu’il se rencontrait des cas où la prudence conseillait de ne pas poursuivre à outrance les conséquences de la vérité légale, qu’après tout les formes juridiques laissaient passer bien souvent les coupables à travers les mailles du filet, et n’en étaient pas moins estimées des gens de bien et des gens sensés. Je me disais enfin que le droit de grâce n’étant qu’un tempérament apporté à la rigueur du summum jus, et la chambre des pairs étant un tribunal politique, elle devait, à un certain degré, partager le droit de grâce avec la couronne, ses arrêts ne pouvant guère être réformés comme ceux des tribunaux ordinaires.

« On pensera ce qu’on voudra de ces considérations, peut-être un peu latitudinaires ; mais elles me parurent alors suffisantes pour m’engager dans le défilé ; et même à présent je ne les trouve pas sans quelque poids.

« Afin néanmoins de mettre à couvert ce qui pouvait et devait y être mis, je pris sur-le-champ un grand parti ; j’allai droit à M. d’Argenson et à M. de La Fayette, et je leur dis : — Je ne veux rien savoir de ce que vous avez fait ; je ne veux pas savoir si vous avez été engagés dans la conspiration, ni jusqu’à quel point vous l’auriez été ; pas un mot, entre nous, sur tout cela ; laissez-moi me démêler, tant bien que mal, à travers les incidens de la procédure, en m’appliquant à y chercher, vrai ou faux, ce qui peut vous être utile. Si je savais par vous extrajudiciairement la vraie vérité, je mentirais en la niant ou en l’altérant ; je ne mentirai point en restant dans mon rôle de juge, en ne sachant que ce que je dois savoir, et en présentant les faits tels que l’instruction les offre, sous le jour qui peut vous être le plus favorable.