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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/381

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dernier point contre mon vêtement de chasse, qui, lourd comme une chape de plomb, heurtait trop bruyamment aux parois flexibles de la coulée de verdure où je m’étais engagé. Cependant, comme la sueur perlait sur mon front, qu’elle collait mes cheveux, ramenés sur la face, de manière à gêner ma vue, je résolus de suspendre un instant ma marche en avant ; mais, en faisant ce mouvement d’arrêt, mes coudes durent frapper à quelques branches sèches, qui se brisèrent avec un léger bruit. Aussitôt, à quinze pas devant moi, j’entendis un tressaillement sinistre. Je ne me fis point d’illusion : le tigre était là. Heureusement qu’en approchant du centre du taillis, les ronces, en devenant plus grandes, élevaient davantage leurs arceaux sur ma tête ; j’en profitai pour me redresser un peu, et, avançant encore de cinq pas, je me trouvai au milieu du fourré, tenant déjà en joue mon tigre. Il était là, accroupi comme un chat dans un vaste nid, ses quatre pattes repliées sous lui, et je le tenais si bien au bout de mes canons que je m’amusai à le regarder pendant une seconde, cherchant de mon côté à deviner ce qu’il pouvait penser en voyant si soudainement apparaître devant lui, debout sur ses deux pattes de derrière, un être portant une robe mouchetée en tout semblable à la sienne. Eh bien, messieurs, j’en suis convaincu, l’animal n’éprouvait ni terreur, ni colère ; il était sous le coup d’une stupéfaction réelle, presque comique… Le naïf carnassier n’est jamais revenu de son étonnement, car, lâchant la détente de mon arme, je le vis rouler bel et bien foudroyé.

On ne peut s’imaginer, continua M. d’Harnancourt en avalant coup sur coup plusieurs verres d’eau-de-vie, les bruits étranges qu’éveille au milieu du jour dans ces contrées en apparence désertes, mais qui ne sont qu’endormies, la détonation soudaine d’une arme à feu. Les perroquets, les grands calaos, les singes, jettent des cris d’horreur comme si je les égorgeais tous à la fois ; ils me poursuivent parfois pendant une heure, les premiers de leurs cris, les seconds de leurs grimaces. J’ai beau prendre une attitude paisible, rien n’y fait ; j’ai vu même des singes d’une grande espèce me jeter du haut des arbres une véritable pluie de noix de cocos. Au milieu du tumulte qui se fit entendre lorsque j’eus fait feu, il me sembla distinguer un bruit singulier. Était-ce un buffle affolé qui s’enfuyait, ou quelque énorme boa mis en déroute par l’explosion de mon arme ? Je ne pus le savoir. Je ne vis rien ; le revolver à la main, je ne cessai pourtant d’explorer les alentours, et je me tins sur mes gardes jusqu’au moment où je me crus hors de toute surprise. Je pus donc rentrer chez le rajah pour lui dire d’envoyer des hommes chercher le tigre mort. Ils revinrent trois heures après leur départ, très confus, m’assurant qu’ils n’avaient pu retrouver la place où j’étais