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drogue mortelle, dont l’importance atteint déjà annuellement le chiffre effrayant de 300 millions. Aussi le voyageur, encore sous le charme des souvenirs gracieux de Ceylan, est bientôt las d’être à tout instant heurté par une multitude de coulies affairés, et de ne voir que d’innombrables escouades de matelots ivres. Le croirait-on ? tout le bonheur de ces derniers consiste à s’enivrer et à danser, — sans femmes, — chez les marchands d’eau-de-vie de la rue Victoria, au son d’un violon qu’accompagne une grosse caisse. Le soir venu, l’étranger n’a d’autre ressource, pour éviter les ivrognes, que de rester à l’hôtel ; s’il ose s’exposer à leurs rudes rencontres, il verra la population flottante et sédentaire de l’île se porter en masse compacte, comme à une promenade ordinaire, vers les rues montantes où se trouvent les maisons d’opium et celles des plaisirs malsains. Chacun de ces taudis a ses fenêtres ouvertes, brillamment éclairées, et laisse échapper des jurons effroyables proférés dans toutes les langues ; les vibrations de gongs s’y unissent aux chansons nasillardes des beautés chinoises ; parfois des milliers de pétards tombent et éclatent en gerbes de feu sur la tête des promeneurs ahuris.

Je fus heureusement invité par un riche Anglais à dîner chez un restaurateur chinois en renom, et j’eus le très rare privilège, dès le soir même de mon arrivée, de m’y rencontrer avec quelques très hauts personnages de la société indigène. Ils vinrent à ce repas avec leurs femmes, et je vis arriver ces dernières en palanquin jusqu’au centre de la salle à manger. Elles étaient au nombre de cinq, et la moins jeune me parut avoir au plus vingt ans. Vêtues d’élégans et frais costumes en soie bleu clair, les têtes pourvues d’abondantes chevelures noires ornées de fleurs naturelles, elles me semblèrent, quoique beaucoup trop fardées, délicates, très blanches et véritablement jolies. Placé à leurs côtés à table, je ne pus, à mon vif regret, échanger une seule parole avec elles, car la langue anglaise leur était inconnue, et je ne parle pas chinois. D’ailleurs mon hôte m’avait prévenu d’être fort réservé dans les politesses mimées que je pourrais avoir à faire. Les palanquins stationnaient à la porte ; à la moindre pointe de jalousie qui eût traversé l’esprit des maris, j’étais menacé de voir la salle à manger devenir déserte. Les Chinois avaient consenti à venir à cette partie en sachant que je quittais Hong-kong dans quelques heures. Pendant tout le temps que dura le repas, les femmes parlèrent peu ; mais je les vis toujours le sourire aux lèvres, paraissant s’amuser beaucoup de mon embarras lorsqu’il me fallait goûter à quelque plat douteux, — quelque chose comme des cœurs de pigeons aux confitures de gingembre, — boire de l’eau-de-vie de samchou dans des godets