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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/497

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Providence a déjoué tes indignes manœuvres. Je ne sais ce que tu avais pu dire à ma fille pour l’irriter contre son mari ; tantôt ils se sont vus ici, ils se sont expliqués, et sont repartis réconciliés, la main dans la main… Ah çà ! t’imagines-tu que Marguerite puisse éprouver pour toi un sentiment sérieux ? Oublies-tu la distance qui est entre vous ?… Drôle, que lui as-tu dit ? comment as-tu surpris sa bonne foi ? quels ténébreux mensonges lui as-tu débités ?

Mais tout à coup, saisi d’une violente émotion, changeant de ton et fondant en larmes : — Joseph, mon bon Joseph ! s’écria-t-il en lui tendant les deux mains, souviens-toi du passé, souviens-toi de ce que j’ai fait pour toi et de ce que tu as fait pour moi. Je suis si malheureux ! Dis-moi tout, et je te pardonnerai tout.

Joseph le regarda un instant en silence, puis, haussant légèrement l’épaule, il lui répliqua durement : — Les secrets de votre fille sont à elle, les miens sont à moi, et je n’ai rien à vous répondre.

Il n’avait pas achevé que M. Mirion, outré d’indignation, lui appliqua un terrible soufflet dont les conséquences devaient être plus terribles encore. Joseph poussa un rugissement et leva son bâton sur la tête du souffleur ; mais il se rendit maître de sa fureur, et comme s’il se fût piqué de prouver que les âmes plébéiennes ont leurs heures de royauté, par un mouvement à la Louis XIV, il laissa retomber son bâton, l’appuya contre terre, le brisa en deux d’un coup de pied, et en rejeta les tronçons derrière lui.

— Désormais je ne vous dois plus rien ! s’écria-t-il d’une voix sombre.

Et sans que M. Mirion, étonné de son action, songeât à lui barrer le passage, il s’enfuit au travers de la terrasse et de la cour, emportant avec lui son soufflet, son amour outragé et son orgueil saignant qui criait vengeance.



XVII.

Ce n’était pas un méchant homme que le comte d’Ornis, il n’avait commis de sa vie une cruauté inutile ; mais son caractère offrait un redoutable mélange de passion et de calcul, et bien qu’il soit dans le tempérament de la passion d’avoir des retours subits, d’être généreuse par accès, on ne pouvait citer de lui un seul trait d’imprudente générosité. Il était le plus personnel des hommes. Pourquoi fallait-il que son frère fût né avec un pied bot, et que ce frère, pris en déplaisance par sa mère, eût été constamment sacrifié à son cadet ? C’est une race terrible que les Benjamins. Quand ils ont