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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/508

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son enclume ; elle était courbée, voûtée, à moitié percluse, et cette impotente s’étonnait de découvrir à côté d’elle un cœur tout neuf, n’ayant jamais servi faute d’occasion, et qui avait toutes les curiosités, tous les émerveillemens de la première heure de la vie. On le réveillait de son sommeil par une sérénade, et d’instinct il avait accouru pour entendre cette harpe qui chantait, qui se plaignait, qui gémissait, mêlant à la douceur de ses accords des sons rauques, des notes aiguës, des cris étranges. — Tu viens trop tard! lui disait-il ; je ne suis plus de fête. Que ne m’as-tu réveillé plus tôt ?… À plusieurs reprises, Marguerite commença un geste pour arrêter Joseph et le torrent impétueux de ses paroles ; mais ce geste s’arrêta lui-même en chemin. Sa conscience lui en faisait des reproches, indignée de ce qu’elle ne s’indignait pas assez. Elle lui répondait : — À quoi bon ? cela va finir, et nous n’y penserons plus.

À peine eut-il cessé de parler, encouragé par sa tolérance et par cet air de rêverie qui était répandu sur son front, Joseph osa se jeter à ses genoux, et, la contemplant avec des yeux égarés, il attira brusquement à lui une boucle de ses cheveux, qu’il pressa sur ses lèvres et couvrit de baisers en s’écriant : — O ma folie ! ma folie ! — Cette action et ce mot rendirent Marguerite à elle-même. Pareille à l’une de ces princesses des contes bleus qu’avait enchantées un génie et qu’un autre génie désenchante, elle recouvra la raison, la parole et le mouvement. Elle repoussa doucement Joseph, et, debout devant lui, le regardant d’un air de reproche et d’autorité, elle lui fit signe de se relever.

Il obéit, mais il fronçait le sourcil. Elle vit s’amasser au fond de ses yeux un de ces nuages qu’on appelle des grains, et qui, grossissant comme par miracle, annoncent la soudaine explosion d’une tempête. — Je vous ai offensée ! s’écria-t-il avec amertume.

— Offensée ? répondit-elle. Je vous avais promis de ne point me fâcher ; mais je nous plains profondément l’un et l’autre. Je suis vouée à tous les malheurs. J’avais un ami, et je viens de le perdre ; il ne me sera plus permis de le voir, de lui parler. Pourquoi naguère ne m’a-t-on pas coupé les cheveux ? Vous seriez guéri de votre folie, et j’aurais votre amitié. Ou plutôt que n’avez-vous parlé lorsque j’étais libre encore ! Ma mère m’a souvent dit, quand j’étais petite, que je ne savais rien inventer, ni deviner, mais que j’étais docile aux idées des autres. Vous auriez dû vous expliquer, me donner cette idée-là, me montrer le chemin en me disant : C’est possible. Je vous aurais suivi, et peut-être aurions-nous surmonté tous les obstacles, et je ne serais pas ici, dans cette prison, dans cette solitude. Aujourd’hui je ne suis plus libre. Voudriez-vous donner raison à la calomnie ? Quand M. d’Ornis m’accusait et que