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c’était précisément de juger. Le sire de Joinville raconte qu’un cordelier, un de ces moines qui sortaient du peuple et qui dans leur libre langage exprimaient fidèlement la pensée populaire, interpella un jour le bon roi et lui dit qu’il avait lu « dans la Bible » que jamais royaume ne se perdait que « par faute de droit. » « Or se prenne garde le roy, ajoutait-il, que il fasse bon droit et hastif à son peuple, par quoy notre Seigneur li soufre tenir son royaume en paix tout le cours de sa vie. » Ainsi dans l’opinion des hommes de ce temps tous les devoirs et tous les droits de la royauté, toutes ses prérogatives et tous ses bienfaits, se résumaient en une seule chose : juger. Cette société avait soif de justice ; être « bon et roide justicier » était le meilleur moyen de se rendre populaire. Lors donc que les rois se furent emparés du soin de juger, soit en personne, soit par l’intermédiaire de leurs légistes, ils prirent sans peine la direction et le gouvernement de la société ; la puissance politique alla naturellement du côté où était la puissance judiciaire. Comme les seigneurs féodaux perdaient leur juridiction ou n’en gardaient que l’apparence, ils perdirent aussi leur pouvoir, et n’exercèrent plus aucune action sur leurs sujets et leurs vassaux. Les corps municipaux n’avaient eu tant de force au XIIe siècle que parce qu’ils étaient en même temps des tribunaux ; du jour où ils perdirent leur justice, ils perdirent aussi toute leur force. L’église conserva longtemps sa juridiction indépendante, aussi continua-t-elle à tenir en échec la royauté ; mais, lorsque Philippe le Bel réussit à diminuer la compétence des tribunaux ecclésiastiques, on vit la puissance de l’église décroître dans la même proportion.

Nous avons aujourd’hui quelque peine à comprendre ce rôle prépondérant de la justice dans l’ancien régime. C’est que les générations modernes sont portées à mettre l’œuvre judiciaire au second rang dans les affaires humaines ; nous donnons plus d’attention à la politique et à l’administration qu’à la justice. Les anciennes générations dont nous parlons ici se plaçaient à un point de vue différent du nôtre. Pour peu qu’on pénètre dans la vie et dans les pensées de ce temps-là, on est frappé de voir combien les hommes étaient indifférens aux choses de l’ordre politique, et combien ils étaient uniquement préoccupés de ce qui concernait la justice. Ils laissèrent disparaître les vieilles libertés provinciales et municipales sans faire de grands efforts pour les conserver ; ils manifestèrent à l’égard de l’institution des états-généraux une insouciance et souvent même une répulsion qui confondent toutes nos idées modernes, ils ne furent soucieux que d’être bien jugés. Comme les rois, de leur côté, mirent tous leurs soins à organiser partout la justice, les rois et l’opinion publique se trouvèrent dans un parfait accord, et