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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/601

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institution chère à la France. Aussi ne pensait-on guère à objecter au parlement qu’il ne représentait pas le pays. L’autorité dont il jouissait, il la tenait de sa force propre, c’est-à-dire de sa constitution même. Le corps judiciaire comprenait, outre le parlement de Paris, les parlemens de province, dont le nombre s’éleva jusqu’à douze ; derrière ceux-ci étaient les cent présidiaux, les bailliages et les lieutenances. Tous ces tribunaux, qui étaient répandus sur le sol de la France, avaient le même esprit que le parlement de Paris et les mêmes habitudes d’indépendance. À tous les degrés, les places s’acquéraient de la même façon, c’est-à-dire par l’élection au XVe siècle, par la vénalité au XVIe, par l’hérédité au XVIIe. Nul ne tenait sa place du roi ; tous ces juges étaient parfaitement libres vis-à-vis d’un pouvoir dont ils n’avaient rien à craindre, ni rien à espérer. Une magistrature ainsi constituée avait sur les populations de ce temps-là une influence dont nous avons peine à nous faire une idée aujourd’hui. La vénalité et le haut prix des charges faisaient que le moindre juge devait avoir quelque richesse ; la considération populaire, qui ne se serait peut-être pas attachée à une magistrature pauvre, s’attachait à une magistrature riche. Le juge n’était pas seulement un juge, il était presque toujours un grand propriétaire ; on voyait en lui non un fonctionnaire, mais un homme qui avait une valeur par lui-même et une existence parfaitement indépendante. Il n’était pas un étranger en passage ; chacun des magistrats vivait et jugeait dans la province où il était né, là où il avait sa fortune, là où il avait ses racines, ses liens, son influence héréditaire. Puis, à côté d’eux ou derrière eux, se trouvait la multitude des avocats, des notaires, des procureurs, des greffiers, tous attachés à la magistrature, ayant le même esprit, les mêmes habitudes, les mêmes intérêts ; c’étaient cent mille familles qui formaient l’armée dont les parlemens étaient les chefs. Encore faut-il compter comme leur plus fort appui la foule des plaideurs, c’est-à-dire la foule des intérêts engagés et des existences qui dépendaient des arrêts de la justice. Tout cela formait un corps compacte et immense qui se trouvait souvent aussi fort, quelquefois plus fort que le gouvernement lui-même. En cas de lutte, la magistrature avait une arme irrésistible : elle offrait sa démission, ou plutôt elle suspendait la justice. Aussitôt la population entière voyait tous ses intérêts compromis ; la justice tenait une si grande place dans la société de ce temps-là, qu’en la suspendant on suspendait la vie sociale tout entière. C’était comme lorsqu’au moyen âge l’église mettait la France en interdit. Magistrats de tous les tribunaux, avocats, procureurs et notaires, plaideurs de toutes catégories, attendaient impatiens et obstinés que le gouvernement royal eût fait la paix avec les parlemens. Il fallait que la royauté se sentît bien forte et bien sûre d’elle-même pour qu’elle ne cédât