Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/635

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

surtout parce que cette politique était dans ce moment même si difficile et si périlleuse qu’il y avait pour moi devoir et honneur à rester à mon poste. La situation redevenait ce qu’elle avait été sous M. Casimir Perier[1]. La lutte recommençait dans les rues, c’était à la force matérielle que le parti révolutionnaire voulait de nouveau en appeler ; plus irrité que découragé par ses défaites parlementaires, son espérance n’avait pas plus fléchi que sa passion. L’esprit s’enivre comme le corps ; il y a des idées capiteuses qui, une fois entrées dans l’intelligence, troublent la vue, enflamment le sang, tendent les muscles, et précipitent, les hommes vers le but auquel ils aspirent, quels que soient, pour l’atteindre, les périls à courir, les attentats à commettre et les obstacles à surmonter. Déjà en 1834, au nom de la souveraineté du peuple, les révolutionnaires se croyaient en possession du droit et du nombre, et le renversement à main armée était leur idée fixe et leur incessant effort. Ils avaient partout des affiliés, des correspondans, des agens perdus dans la foule et ardens à y recruter des alliés. Dans les villes manufacturières, dans les grands foyers de population et d’industrie, ils fomentaient les mécontentemens que suscitaient les langueurs du travail ou les questions de salaire, et ils attiraient les classes ouvrières, souvent contre leur instinct et leur gré, dans le camp de la république, tantôt en leur dissimulant son approche, tantôt en leur promettant en son nom des satisfactions et des prospérités que, pas plus que tout autre régime, elle ne pouvait leur donner. Le parti faisait ainsi acte, tantôt d’habileté souterraine, tantôt d’audace éclatante, et il exploitait tour à tour au service de ses desseins les avantages du mystère et ceux de la publicité.

Dans ce retour des crises publiques, nous résolûmes de soutenir vigoureusement la lutte par les voies publiques et légales ; deux projets de loi furent présentés, l’un contre les crieurs publics, l’autre sur les associations formées, selon les termes du code pénal, « pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres. » De violens débats s’élevèrent à ce sujet dans les chambres ; la politique de résistance y fut attaquée tantôt timidement par d’honnêtes gens qui sentaient le mal et n’osaient pas prendre le remède, tantôt avec colère et ruse par d’habiles factieux qui faisaient appel aux passions et aux routines révolutionnaires, tout en se donnant l’air de les désavouer. Ce fut au milieu de cette situation fortement tendue et de l’insurrection grondant de toutes parts que survint la retraite du duc de Broglie à propos du rejet de l’indemnité américaine. Je me déclarai prêt à rester dans l’arène, pourvu qu’il fût

  1. Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps, t. III, p. 226-237.