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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/652

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s’en prendrait, c’est à vous qu’on en voudrait. Or il ne faut pas se faire illusion sur ce point ; le public est las, très las des crises ministérielles, presque autant qu’il est las des révolutions.

« Voilà ce que je pense, mon cher ami ; mais, après vous avoir parlé de vos affaires, il faut bien que je vous parle un peu de moi. Tout a bien changé depuis notre dernier entretien. Autre chose est pour moi, vous le comprenez, un cabinet formé par vous, dirigé par vous, autre un cabinet formé par M. Molé et dans lequel vous acceptez un poste à telles ou telles conditions. Je ne puis être pour ce dernier ce que j’aurais vraisemblablement été pour l’autre ; je ne puis placer dans ce dernier la confiance que l’autre m’aurait inspirée… La position que je prendrai sera tout amicale ; mais je suis forcé de me réserver mon libre arbitre et mon franc-parler. Cela dit, il est un service que je vous demande instamment et que j’attends de votre amitié. S’il survenait, ce qu’à Dieu ne plaise, dans le sein du cabinet actuel, des dissentimens, si quelque crise nouvelle s’annonçait, de près ou de loin, promettez-moi que mon nom ne sera jamais prononcé, ni par vous, ni par aucun de mes amis ; promettez-moi que vous ne travaillerez ni directement ni indirectement à me faire rentrer dans les affaires. La dignité de mon caractère personnel y est engagée. »

Je lui répondis sur-le-champ[1] : « Mon cher ami, quoique Mme de Broglie dise que j’ai toujours du temps de reste, je n’en ai pas assez pour vous dire tout ce que je voudrais vous dire. Aussi j’y renonce ; d’autant plus qu’en certaines choses j’aime mieux le silence que l’imperfection des paroles. Je trouve beaucoup de vérité dans vos impressions, et ce qui y manque, à mon avis, n’y manquerait pas si vous étiez ici. Il n’y a que deux points sur lesquels j’aie tout à fait besoin de vous dire un mot. Vous avez toute raison de garder, quant au cabinet actuel et à tel ou tel de ses membres, votre pleine liberté. Non-seulement elle est de droit, mais elle est dans cette occasion parfaitement naturelle, nécessaire, et ce que vous m’en dites est tout à fait d’accord avec ce que j’en avais pensé moi-même. Je n’ai pas coutume, vous le savez, de demander grand’chose à mes amis, et jamais rien que ce qui convient à leur situation. Je vous connais trop bien et depuis trop longtemps pour n’être pas sûr que vous ferez toujours en pareille occurrence plus que vous ne devrez. Soyez donc bien sûr, de votre côté, qu’il n’y a entre nous, à ce sujet, point de précaution à prendre, point de réserve à faire, et qu’il ne me viendra jamais en pensée de désirer que vous retranchiez quelque chose à votre libre arbitre et à votre franc-parler.

  1. Le 17 septembre 1836.