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mémoire. En l’absence de son fils aîné, le duc Albert de Broglie, j’ai demandé à M. Doudan, témoin aussi clairvoyant que fidèle, qui a donné au duc de Broglie et à sa famille toute sa vie, des détails sur ses derniers momens ; je les reproduis textuellement. « Ces momens, m’écrit-il, sont arrivés si soudainement et si inopinément, que rien ne saurait en être raconté. Une oppression terrible rendait toute parole impossible ; mais on voyait encore, dans cette dernière lutte, que la patience n’était pas vaincue par l’excès de l’angoisse, et que M. de Broglie y gardait encore cette douceur pleine de fermeté comme de sagesse que vous lui avez toujours connue. Les deux jours qui ont précédé la fin ont été marqués par des signes qui avaient troublé son fils ; ses idées étaient parfaitement nettes et se tenaient exactement, mais les transitions étaient autres et ne répondaient pas tout à fait au tour d’esprit ordinaire de M. de Broglie ; il semblait que quelque donnée nouvelle, pour ainsi dire, fût entrée, pour lui, dans les murs de ses pensées ; sans manifester aucune prévision triste, il ne parlait plus de l’avenir et du passé sur le même ton. Vous savez avec quelle résolution sereine il avait toujours poursuivi ses travaux dans les fréquentes attaques de son mal. C’est à peine si, dans les dernières heures qui ont précédé la dernière crise, il s’était relâché de cette paisible activité. Son esprit est resté debout et sa volonté ferme jusqu’au dernier jour, comme chez cet empereur romain dont il recommandait l’exemple dans son discours de réception à l’Académie française. »

J’ai repris ce discours, et il se termine en effet en citant cette réponse de l’empereur Septime-Sévère mourant au centurion qui venait chaque matin lui demander le mot d’ordre :

« Travaillons ; laboremus. »

« Ce fut sa dernière parole, dit le duc de Broglie : que ce soit la mienne en ce moment ; que ce soit la nôtre aussi longtemps qu’il sera donné à chacun de nous de vivre et d’élever une voix entendue de notre pays. »

J’ai la confiance que notre pays, dans ses épreuves, n’oubliera pas ce dernier conseil de l’un de ses meilleurs et de ses plus grands citoyens à son dernier jour.


GUIZOT.