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Page:Revue des Deux Mondes - 1871 - tome 95.djvu/817

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l’assemblée est donc absolue. Vie, liberté, propriété, religion, tout est entre les mains de cet abrégé de la nation. En d’autres termes, c’est au despotisme que nous nous en remettons du soin de créer la liberté. Il faut toute la force de l’habitude pour nous aveugler sur la fausseté et le danger d’une pareille invention.

À cette assemblée, armée déjà d’un pouvoir formidable, on soumet le gouvernement tout entier. La première garantie de la liberté, la séparation des pouvoirs, disparaît. C’est toujours une suite de la même erreur. On suppose qu’en l’absence d’une constitution le peuple gouverne par lui-même, et l’assemblée représente le peuple. C’est la fiction même sur laquelle les césars édifièrent leur tyrannie. Quel est l’effet de cette concentration de pouvoirs ? Écoutons Daunou décrivant en 1793 le désordre qu’il avait sous les yeux. « Une assemblée chargée de faire une constitution mutile et paralyse par sa seule existence toutes les autorités qui sont autour d’elle. Elle est trop facilement entraînée à confondre le droit de créer et de modifier chaque pouvoir avec le droit de l’exercer immédiatement. Elle devient une puissance énorme et dictatoriale qui ne peut être longtemps salutaire. C’est une autorité presque nécessairement despotique et tellement contre nature qu’elle opprime ceux même qui l’exercent[1]. » N’est-ce pas là l’histoire de la convention ?

En vertu du même sophisme, l’assemblée, après avoir achevé son œuvre, ne la soumet pas au vote populaire. Le mandataire s’attribue le droit de lier son commettant sans lui demander son aveu. Pour un Américain, il y a là une usurpation de la souveraineté, un crime de lèse-majesté nationale. Un Français qui appartient à l’école révolutionnaire ne voit dans cet étrange procédé que la conséquence logique de l’hypothèse, plus que téméraire, qui identifie le représentant et le représenté. Pourquoi consulter le peuple ? C’est lui qui a parlé par la bouche de ses députés.

Enfin, et ceci ne me paraît justifiable en aucune façon, non-seulement nos assemblées constituantes imposent au pays une constitution qui d’ordinaire lui déplaît, mais elles lui interdisent d’y toucher avant l’époque qu’il leur convient de fixer. De par l’architecte qui a construit le nouvel édifice politique, il est défendu au peuple souverain de se trouver mal logé et de choisir un autre abri, — et cela pendant de longues années. Sait-on quand il était permis à la France de modifier la constitution de 1791, cette constitution qui mourut au berceau ? En l’an de grâce 1821 ! À cette date, la France avait traversé six révolutions, et elle en était à son huitième gouvernement.

  1. Daunou, Essai sur la Constitution. Paris 1793, p. 55.