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Expliquer la raison d’être d’un événement historique quelconque, de la réforme luthérienne dans le cas présent, c’est en déterminer les conditions. Aux tendances générales de la race qui, transmises par l’hérédité, agissent sans interruption à des distances incalculables, il convient d’ajouter quelques considérations sur l’état des choses qui ont précédé la venue de l’événement, car le fait primitif et l’état antérieur sont les conditions de l’état suivant, si bien que, si l’une des deux avait été absente, l’œuvre n’aurait pu apparaître. On connaît l’antipathie absolue du monde germanique et du monde romain. « Que de temps pour vaincre la Germanie ! » s’écrie Tacite en comptant combien d’années se sont écoulées depuis la première invasion des Cimbres jusqu’au second consulat de Trajan. Or la vérité est que les Romains ont plutôt triomphé des Germains qu’ils ne les ont vaincus ; triumphati magis quam victi sunt' Aucun peuple, ni les Samnites, ni les Carthaginois, ni les Espagnes, ni les Gaules, pas même les Parthes, n’ont donné plus souvent à Rome d’aussi redoutables avertissemens. Les Germains avaient battu ou pris Carbon, Cassius, Scaurus, Cépion, Manlius ; ils avaient enlevé à la fois cinq armées consulaires au peuple romain, Varus et trois légions à Auguste, et ce n’était point sans peine que Marius les avait battus en Italie, Jules César dans la Gaule, Drusus, Tibère et Germanicus dans leur propre pays. Sur le sol qu’elles occupent depuis plus de deux mille ans, les races germaniques sont restées pures non-seulement de tout mélange de sang latin, mais d’idées latines jusqu’au temps de Charlemagne, ou plutôt jusqu’à l’époque des Othon. Tacite a insisté sur la pureté de ces races, « qui ne ressemblent qu’à elles-mêmes, » et sur « l’air de famille qu’on remarque dans cette immense multitude d’hommes. » On ne saurait donc accorder, pendant des siècles, la moindre action à la culture latine sur les mœurs, le génie et la langue des Germains de la Germanie. Quand cette culture eut pénétré chez ces peuples à la suite du christianisme, elle acquit sans doute avec le temps une place considérable et très légitime dans le développement intellectuel de la nation ; mais elle n’entama ni la langue, ni les mœurs, ni les traditions : elle ne modifia point d’une façon appréciable la façon de sentir et de penser, elle n’altéra jamais le génie natif, et, si elle prévalut çà et là, ce fut non pas en s’imposant, mais, comme le christianisme lui-même, en vertu de certaines affinités naturelles.

L’histoire tout entière de la littérature allemande témoigne de l’antipathie du Germain pour le Latin. On se tromperait fort, si l’on croyait que le christianisme, parce qu’il venait de Rome, affaiblit au moins, s’il ne supprima pas ce fait de race. Sous le règne du Christ comme sous le règne d’Odinn, sur la terre qu’il a conquise ou dans