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Ces primitifs souvenirs du langage et des croyances védiques abondent à toutes les époques de l’antiquité. M. Ad. Kuhn les a montrés subsistant dans la légende de Prométhée, et M. Bréal dans celle de Cacus telle qu’elle est rapportée par Virgile[1]. On pourrait de même en retrouver les traces dans les fables de l’Edda et dans les épopées héroïques du moyen âge allemand. L’ingénieux et savant Adolphe Holtzmann a démontré dans ses Recherches sur les Nibelungen, 1854, et M. Léo vers la même date (V. la Zeitschrift de Wolf, 1853) que l’histoire de Sigurd et de Sigfrit, ennemis des Niflungen et des Nibelungen, est identique avec celle du héros Karna, racontée dans le Mahabharata. Sans descendre au détail, qui serait plus instructif encore, il suffit de considérer la matière même des divers récits. Suivant les plus anciennes formes de la légende, le héros germanique né d’une fille du roi et d’un Vals, c’est-à-dire d’un elfe de lumière, est secrètement exposé sur un fleuve, puis recueilli par l’habile forgeron Mimer, qui le nomme Sigfrit ou Sigmunt, et l’élève comme son fils. Sigfrit, en grandissant, devient un brillant héros, à qui ses grandes actions valent la renommée ; il est fiancé à Brunhilt, qui le dédaigne ensuite comme fils d’un simple forgeron. Cependant sa mère, devenue femme d’un roi, a donné à son mari trois fils, les Niflungen Gunther, Guthorm et Hagen, qui se trouvent être ainsi les demi-frères de Sigfrit. L’aîné de ces trois princes ne pouvait accomplir les travaux au prix desquels seuls il devait obtenir sa propre fiancée, qui se trouvait être précisément Brunhilt ; le jeune héros, prenant sa figure, s’en acquitte pour lui, car son corps est revêtu d’une cuirasse naturelle et sa tête est couverte d’un chapeau magique qui le rendent irrésistible et invulnérable. En récompense du service rendu, Gunther lui donne sa sœur Chrimhilt en mariage ; mais Brunhilt, jalouse, reproche à sa rivale de se déshonorer par une mésalliance. Chrimhilt lui répond en lui dévoilant que c’est ce même héros et non pas Gunther qui a naguère accompli les épreuves dont Brunhilt elle-même était le prix, sur quoi celle-ci, furieuse, excite la haine des Niflungen contre le glorieux Völsung ; ils apprennent comment il peut être dépouillé de ses talismans invincibles, et, par la perfidie de Hagen, il succombe frappé traîtreusement.

Comparez maintenant le récit du Mahabharata, et les ressemblances se montreront d’elles-mêmes. Karna est né secrètement d’une fille de roi et du dieu du soleil. Il est né recouvert comme le dieu d’une cuirasse d’or qui le rend invulnérable, et avec des pendans d’oreilles du même métal qui le font irrésistible.

  1. Voyez l’excellente thèse de M. Bréal : Hercule et Cacus, 1863. Par ce premier écrit, puis par sa traduction de la grammaire de Bopp, M. Bréal a rendu les meilleurs services à la double cause de la mythologie et de la philologie comparées.