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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/302

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devenue un instrument de despotisme, et qu’au lieu de servir pendant un temps de crise et par exception, elle s’y est transformée en une habitude. Sans doute, on s’explique facilement ce vice dans un pays de monarchie absolue, où a toujours manqué tout élément de liberté pratique, et qui n’a été libre que par l’esprit. Quelles que soient les causes du mal, il n’en est pas moins devenu constitutionnel. L’appel à la force et le gouvernement par la force est le credo des partis révolutionnaires, et les autres partis leur ont trop souvent emprunté les articles de ce credo. Aujourd’hui il faut renoncer à tout jamais à ces tristes traditions. Ne parlons plus du passé : chacun pourra trouver de bonnes raisons pour condamner ou justifier tel ou tel événement. Acceptons-les, sans les juger, comme irrévocables et comme ayant amené l’état actuel, c’est-à-dire la reprise de possession de la souveraineté par le souverain. Quoi qu’on puisse dire de telle ou telle politique, le fait éclatant, c’est que maintenant la France s’appartient à elle-même et qu’elle n’est entre les mains d’aucun parti. Ici commence une nouvelle ère de notre histoire. Nul ne peut dire ce qu’elle sera, toutefois il est permis de dire ce qu’elle doit être. Elle doit être, elle peut être une ère de droit, et non le triomphe de la force ; elle doit être non la surprise du pouvoir par quelques-uns, mais le libre usage de la souveraineté entre les mains de tous. Le premier qui recommencera à rentrer dans le cercle infernal sera traître envers la patrie.

On prétend que toutes les expériences politiques ont été faites en France. Non, elles ne l’ont pas été. Il en est une qui reste à faire et qui est décisive, c’est celle du gouvernement du pays par lui-même. Jusqu’ici ce sont les partis qui se sont emparés du pays ; il faut aujourd’hui que ce soit lui qui se serve des partis, et qu’il les subordonne à lui-même. Nul parti, pas plus les conservateurs que les démocrates, n’a un droit absolu au gouvernement du pays. Les uns se croient ce droit parce qu’ils représentent à leurs propres yeux les principes de l’ordre ; les autres se croient le même droit, parce qu’ils se figurent représenter exclusivement le progrès, l’avenir, la justice. Les uns et les autres se trompent ; ils doivent leurs services au pays, mais ils n’ont aucune autorité sur lui : c’est lui qui est le seul juge. Le jour où ils accepteront sincèrement et définitivement l’autorité de ce juge suprême, l’esprit révolutionnaire sera vaincu, et la cause de la révolution sera gagnée.


PAUL JANET.