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bienvenue, en posant sur sa tête la couronne de Charlemagne. Ni l’honnête et vieille Saxe, ni la valeureuse Franconie, ni la brillante Souabe, ne pouvaient offrir un tel présent à leur pays. Le rôle opposé est tout naturel chez les margraves de Brandebourg, chez les Zollern dominateurs séculaires d’un pays constitué comme une caserne, héritiers superstitieux des principes et des pratiques de leur grand Frédéric. Le lot de chaque dynastie est en harmonie avec son passé, ses habitudes et ses mœurs.

Veut-on juger des conséquences pour l’Europe ? Supposons que le conflit qui s’est élevé en 1854, entre la Russie d’un côté, la France et l’Angleterre de l’autre, à propos des affaires d’Orient, se produisît aujourd’hui ; croit-on que la Prusse et l’Allemagne resteraient neutres comme elles firent il y a dix-huit ans ? Mille fois non. Le parti militaire prussien, si vivement prononcé pour la Russie en 1854, serait bien plus ardent dans ses élans sympathiques. L’aristocratie allemande, très favorable aussi jadis à la Russie, s’abandonnerait à son penchant, et ce que les constitutions séparées de la Prusse et de l’Allemagne permirent alors de faire aux sages politiques de Berlin et de Francfort pour contenir des passions compromettantes ne serait plus possible avec la constitution impériale de 1871. La prudence de Frédéric-Guillaume IV ne serait plus praticable à son héritier, empereur d’Allemagne, chef d’une monarchie sans contrepoids et livrée à l’entraînement militaire. En 1854, par l’effet de la neutralité de l’Europe centrale, la guerre resta localisée en Orient, et l’Europe y gagna le maintien de la paix générale. Si les mêmes événemens se passaient en 1872, une conflagration générale serait inévitable, car, n’en déplaise à de chimériques espérances, toutes les sympathies de l’armée prussienne sont acquises à la Russie, et ces sympathies seraient irrésistibles ; il n’y aurait plus de cabinet ni de souverain en mesure d’arrêter le torrent. Les armées, malgré leur discipline, sont plus peuple que l’on ne pense, et l’armée prussienne comme l’armée allemande sont aujourd’hui fondues en une seule armée permanente de 1 million d’hommes. Toutes les occasions de se jeter sur l’Occident comme sur une proie seront une bonne fortune pour une nation de soldats qui porte désormais comme emblème le cavalier au galop sculpté sur le château de Zollern. La maison de Zollern elle-même est condamnée à la guerre perpétuelle, comme le fut Napoléon Ier, parce qu’elle n’a pas limité ses agrandissemens démesurés. Elle s’est servie de la guerre comme d’un large dérivatif à l’esprit révolutionnaire de l’Allemagne ; elle sera fatalement entraînée à la guerre pour conserver l’instrument redoutable dont elle ne peut plus se passer, à savoir une armée toujours prête et toujours menaçante.

J’entends d’ici une foule d’Allemands se récrier et protester contre