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croyons-nous, les répugnances qu’inspirait à Érasme cet oiseau de proie, qui n’était pas de la race des faucons. Érasme avait ses faiblesses ; mais dans un temps de controverses acharnées il représentait les lettres, la mesure, le bon sens et le bon goût. Il ne fut pas médiocrement chagriné en apprenant que Hutten, à bout de voie et de forces, se retirait à Bâle pour y chercher un asile auprès de lui. Privé de ses protecteurs, plus malade et plus gueux que jamais, mis au ban pour ses intempérances de parole et de plume, le malencontreux chevalier ne savait plus à quel saint se vouer ; l’Allemagne lui était fermée, il n’était bruit que de trois abbés qu’il venait d’assaillir l’épée au poing et de détrousser sur un grand chemin. Pour se dérober à cet incommode et compromettant visiteur, qu’il avait autrefois obligé, Érasme se claquemura chez lui, et lui fit représenter qu’il avait l’horreur des poêles, dont Hutten ne pouvait se passer ; c’était une raison pour qu’on ne se vit pas. Hutten ne lui pardonna point cet accueil, et lui annonça qu’il allait écrire contre lui. Il n’aurait tenu qu’à Érasme d’obtenir, moyennant finance, la suppression du libelle ; il ne se prêta pas au marché. « Si j’ai refusé de voir Hutten, écrivait-il à Mélanchthon, j’avais d’autres motifs encore que la peur de me compromettre. Réduit à la dernière misère, il cherchait un nid où mourir. Je me voyais condamné à recevoir chez moi ce capitan avec son éternelle maladie, et à sa suite toute la clique de ces soi-disant évangéliques, qui ne le sont que de nom… Désormais les amertumes et les forfanteries du personnage poussent à bout les plus patiens. »

M. Strauss aurait dû s’en tenir à nous retracer les fortunes diverses de cette existence guerroyante et traversée ; mais Hutten a servi la bonne cause, peu s’en faut qu’il ne canonise ce personnage peu canonique. Il l’invoque, à la fin de son livre, comme le patron, comme le génie tutélaire de l’Allemagne. C’est affaire à l’Allemagne de savoir si elle accepte le patronage de ce miles gloriosus cum scabie sua ; mais les lecteurs étonnés de M. Strauss se demandent si en écrivant l’histoire il n’est pas en quête de saints pour meubler la nudité de sa petite chapelle.

Est-il besoin de remarquer que M. Strauss n’a pas eu à résister à la tentation de canoniser Voltaire ? Il a pris à tâche de lui rendre justice, de combattre par un récit fidèle et mesuré les préjugés d’ignorance et d’orgueil que nourrissent la plupart de ses compatriotes contre cette grande mémoire. Voltaire ne mettait pas comme Hutten son impartialité en péril ; si son nouveau biographe admirait en lui l’un des émancipateurs de l’esprit humain, en revanche il ne pouvait goûter que modérément cette indifférence dogmatique, ou, pour mieux dire, cette haine de tout dogmatisme, qui est la