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Nous regrettons que M. Strauss n’ait pas fait les parts plus égales, et qu’après avoir énuméré les torts trop réels de Voltaire, il ait tant ménagé César. Nous voudrions retrancher de son livre de froides plaisanteries sur l’incident de Francfort. Ce n’est pas une chose plaisante que l’abus de la force, qu’un prince violant le droit des gens chez un petit peuple dont il n’est point le maître, qu’un poète traité en bandit ou en criminel d’état parce qu’il emporte dans sa valise un volume de vers compromettans qu’un roi lui a donné et qu’il veut ravoir. Dégagé de toutes les exagérations passionnées de la victime, l’affaire de Francfort reste une brutalité révoltante, et, quoi que puissent alléguer les panégyristes du grand Frédéric, elle fait tache sur sa mémoire et compromet sa philosophie. « C’est à Francfort, écrivait Collini avec une juste indignation, dans une ville qualifiée libre, que l’on insulta Voltaire, que l’on viola le droit sacré des gens, que l’on oublia des formalités qui eussent été observées à l’égard d’un voleur de grands chemins. Cette ville permit que l’on m’arrêtât, moi étranger à cette affaire, contre qui il n’existait aucun ordre, que l’on me volât mon argent, et que je fusse gardé à vue comme un malfaiteur. » — « Tel était le sort de ces villes libres, remarque M. Desnoiresterres. L’exemple de l’évêque de Trèves parlait assez haut pour que l’on se montrât d’une extrême condescendance envers les requêtes d’un prince habitué à tout se permettre et à tout oser. » De telles réflexions ne sont pas venues à M. Strauss. Il estime que le grand Frédéric avait le droit de tout oser et de tout se permettre, et que, lorsque Voltaire lui reprochait de trop aimer la guerre, Voltaire était parfaitement plat et un vrai maître d’école. « La guerre, dit-il, est sans doute un grand mal, et on ne saurait trop décrier les guerres d’ambition telles que Louis XIV les faisait ; mais, quand Frédéric envahit la Silésie, il y était poussé par le besoin d’agrandissement de sa jeune Prusse ou encore mieux de l’Allemagne elle-même, qui avait besoin de la Prusse pour s’affranchir du joug de la catholique Autriche. » Adorable simplicité ! Serait-il donc si difficile à un Français de démontrer que Louis XIV, en conquérant l’Alsace et la Franche-Comté, obéissait au besoin d’agrandissement de la France, qui n’avait pas encore trouvé ses vraies frontières ? Parlez plus nettement, et dites toute votre pensée : les guerres que vous faites sont saintes, celles qu’on vous fait sont impies ; en vous agrandissant, vous accomplissez un devoir, les autres sont des ambitieux.

Ainsi raisonne le dogmatiste dont est doublé ce puissant critique. On pense à cette honnête personne que citait Franklin dans un discours, laquelle s’écriait naïvement : « Une chose bien étonnante, c’est qu’il n’y a jamais que moi qui aie raison. »