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hommes plus que les hommes ne la mènent. » N’est-ce pas le mot de Salvien : barbari compelluntur inviti ?

On voit que de Maistre est conduit à parler de la révolution et de son génie fatal exactement comme feront plus tard les sectateurs fanatiques du jacobinisme. Pour lui comme pour eux, la France accomplit une mission dans le monde, et la révolution fait partie de cette mission. Seulement, pour les jacobins, la mission de la France est d’établir le règne de la raison et de la liberté ; pour Joseph de Maistre, cette mission est d’être la nation très chrétienne. Or la France, ayant méconnu et trahi cette mission au XVIIIe siècle, ayant porté les mains sur l’arbre sacré qu’elle était chargée de protéger et de faire fleurir, a dû être châtiée en proportion de son péché. Le crime ayant été immense, la punition doit l’être également. Pourquoi punir les innocens pour les coupables ? C’est qu’il n’y a point d’innocens. La nation tout entière est coupable du plus grand attentat qui ait été commis, de l’attentat contre le souverain, de la mort de Louis XVI. « Il y a eu des nations condamnées à mort au pied de la lettre. » Le peuple français semble l’avoir compris, tant il s’est prêté passivement à son propre châtiment. « Jamais le despote le plus sanguinaire ne s’est joué de la vie des hommes avec tant d’insolence, et jamais peuple passif ne se présentera à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu, le froid et la faim, les souffrances de toute espèce, rien ne le dégoûte de son supplice. »

À ce point de vue d’un fatalisme farouche et judaïque, la terreur s’explique aisément ; il fallait que ce fût la révolution qui se châtiât elle-même. La contre-révolution n’eût jamais pu faire justice, car les juges auraient appartenu à la classe offensée ; d’ailleurs l’autorité légitime garde toujours quelque modération dans le châtiment des crimes ; lorsqu’elle passe certaines bornes, elle devient odieuse. Ainsi, suivant de Maistre, les jacobins, en se dévorant les uns les autres, ont travaillé à se punir eux-mêmes pour épargner la nécessité des supplices à la monarchie légitime. Ils ont fait plus, ils ont sauvé la France. « Qu’on y réfléchisse bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme… Comment résister à la coalition ? par quel moyen surnaturel briser l’effort de l’Europe conjurée ? Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer ce prodige. »

Saint-Martin et de Maistre ont fait preuve de profondeur et de sagacité en reconnaissant dans la révolution le caractère d’un événement général de l’histoire du monde. La révolution est sans doute un événement providentiel, et annonce une ère nouvelle dans le