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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/754

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qu’il n’y a que des courtisanes ici ? Comme si nous n’en avions pas à Berlin ! Contente-toi de m’aimer de tout ton cœur sans t’inquiéter si fort de ce que je fais…

C’est aujourd’hui la nuit de Noël ; j’ai attendu pour te répondre que toute la famille fût réunie, afin de me joindre à vous pour célébrer la fête… Dis à chacun ce que tu imagineras de plus convenable pour la circonstance, les nécessités du service me réclament ; mais tu connais mes pensées comme les tiennes.

Je t’envoie une bague d’émeraude pour ton cadeau de Noël ; j’espère qu’elle te plaira, car elle est, je crois, d’un grand prix… C’est encore un fruit de la guerre.

Le froid est terrible ici, et le canon fait rage au nord-est de Paris. Peut-être s’est-on battu de ce côté ; mais ne t’inquiète pas pour moi, je vais célébrer la Noël à Paris ; Fritz est là qui m’attend.

Adieu ! Je vis et je t’aime ; n’est-ce pas assez pour sécher tes larmes ?

DOROTHÉE A VIRGINIE FLOCK.

18 janvier.

Il faut que je te confie mes peines, qui sont grandes ; dans ma tristesse, c’est vers toi que je me tourne. N’avez-vous pas été, ton frère et toi, les compagnons de mon enfance, les amis de mon adolescence ? Quels qu’aient été nos dissentimens au début de la guerre, ils ne peuvent briser des liens si étroits, une affection aussi ancienne que la nôtre. C’est donc à toi que je veux ouvrir mon triste cœur… Depuis près d’un mois, je n’ai pas de nouvelles d’Hermann ; c’est-à-dire que, depuis ce temps, il ne m’a pas écrit, car j’apprends par des lettres étrangères qu’il est en bonne santé, frais, dispos et gai. Comment expliquer son silence, sinon par l’ingratitude et l’oubli ? Je sais qu’il va souvent à Paris ; qui peut l’y attirer ainsi ? Quels déplorables plaisirs trouve-t-il dans cette ville maudite ? — Je crains de le savoir ; sa dernière lettre, que j’ai reçue vers Noël, est un modèle de dureté et d’injustice ; jamais amant écrivit-il à sa fiancée en un tel langage ? C’est à peine s’il ne tourne pas en dérision mon amour, qu’il rebute par son indifférence et ses railleries… Je t’envoie du reste toute notre correspondance ; tu jugeras de ses torts et des miens. Prie ton frère d’écrire à Hermann ; qu’il tâche de savoir ce qui s’est passé dans son cœur. Je pleure nuit et jour ; tout mon bonheur s’est écroulé en quelques semaines, je ne vois plus que cendres et que ruines autour de moi. La résistance de Paris tient du prodige : elle me désespère. En Allemagne, l’exaspération est au comble ; des milliers de voix suppliantes s’élèvent vers le roi demandant à grands cris l’écrasement de Paris.

Le bombardement, il est vrai, est déjà commencé, mais nous