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homme, il continue sa tâche d’ouvrier en se résignant à être commandé jusqu’à ce qu’à son tour il commande. Cette occasion se présente dans une industrie nouvelle ; il s’agissait de remplacer les appareils de chauffage en tôle par des appareils de chauffage en fonte de fer. Il juge l’affaire bonne, la saisit au vol, embauche quelques ouvriers et devient chef d’industrie. Le voilà dans sa voie, il y creusera son sillon jusqu’au bout : son coup d’œil a été juste ; entré avec quelques milliers de francs, il n’en sortira qu’avec quelques millions. M. Godin est d’ailleurs sur tous ces détails très sobre de confidences. Il a consacré des centaines de pages à nous dire que « le Principe universel, c’est l’Être, que ses existers ou attributs sont l’Esprit, la Vie, la Substance, qui ont pour coexisters le Temps, le Mouvement, l’Espace, » d’où la formule « l’Esprit dirige, la Vie agit, la Substance obéit. » Il est très explicite pour toutes ces abstractions, mais il ne nous dit pas comment, de ce petit atelier d’appareils de chauffage en fonte de fer, il est parvenu à faire un atelier moyen, puis un grand atelier. Parle-t-il de salaire, il trouve ce procédé de rétribution indigne d’une société vraiment civilisée, puis il ajoute : « Je ne pouvais rien contre la puissance de l’habitude ; j’aurais voulu pratiquer un mode nouveau et plus équitable de répartition entre mes ouvriers et moi qu’il eût été sans influence ; un grain de sable jeté au fond de la mer n’en change pas le lit. » Pensée ingénieuse avec laquelle il se console de payer ses ouvriers comme tout le monde ; seulement, dans la coutume même, il choisit ce qu’il y a de plus avantageux aux deux parties intéressées. Ainsi, dans ses ateliers, c’est la journée de onze heures qui prévaut ; c’est également, partout où l’application en est possible, le travail à l’heure et quand l’objet y prête le travail aux pièces. Dans tout cela, la convenance de l’ouvrier s’accroît et sa dignité y gagne. Si on y ajoute la libre gestion des caisses de secours, on a désarmé l’ouvrier de la plus grande part de ses rancunes.

Quand la révolution de 1848 éclata, M. Godin était installé à Guise ; il tient alors dans ses mains un atelier important, il a une double notoriété, celle d’industriel, celle de socialiste, ou, pour parler plus exactement, celle de disciple de l’école sociétaire. Il en est en effet un membre très actif et très dévoué ; en toute occasion, il paie de son argent et de sa personne. Sa position à ce point de vue était assez délicate : reste-t-il modéré, il est suspect à ses ouvriers ; s’agite-t-il, il devient suspect au gouvernement. M. Godin, en homme positif, conduisit sa barque entre ces deux écueils, et s’occupa surtout de ses affaires. C’était au fond une tête très solide, très bien douée, et qui ne se promenait dans les espaces qu’à ses heures et à sa volonté. Son industrie réussissait, prenait quelque vogue. Ses appareils de cuisine, construits en bonne fonte et traités