Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/804

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

en ont gardé les traces, et on les retrouverait, plus brûlantes encore, dans les factums du pamphlétaire Cobbett. On y verrait poindre aussi les fermens des agitations chartistes qui, dans le premier tiers de ce siècle, ont mis en péril le repos et la fortune du royaume-uni et imposé comme une nécessité les réformes à la fois territoriales et manufacturières de sir Robert Peel. Cet achat des vivres et des vêtemens destinés aux ouvriers était devenu un véritable instrument de spoliation. Écoutons ce qu’en dit M. le comte de Paris dans son intéressant ouvrage sur les Associations ouvrières : « Telle fut pendant longtemps une institution funeste connue sous le nom de Truck-shop, boutique établie par le propriétaire dans son usine, où il débitait à crédit à ses ouvriers comestibles, viandes, épiceries, liqueurs, etc., leur faisant payer ces denrées des prix exorbitans, employant jusqu’aux menaces pour les pousser à la consommation et retenant sur leurs salaires ce qu’il leur avait ainsi extorqué. Les plus intelligens parmi les ouvriers résistèrent énergiquement à cette exigence et se mirent souvent en grève pour obliger les maîtres à y renoncer. » Ce qui précède concerne un des grands ateliers de la Mersey, où le fer s’applique aux constructions navales. À pousser les recherches plus loin, on retrouverait la même plainte chez les mineurs et les filateurs du comté de Lancastre, dans la coutellerie de Sheffield, dans les industries de West-Riding, où la laine se tisse et se foule sous toutes ses formes, partout enfin où il y avait un salaire à exploiter et un ouvrier qui se prêtait à l’exploitation. Les abus devinrent si nombreux et si monstrueux qu’en 1831 le parlement céda. Une loi proposée aux communes par lord Ashley, depuis lord Shaftsbury, interdit absolument ces pratiques usuraires. Il y a bien encore çà et là des infractions partielles, mais la lumière est faite, et le procès est vidé.

Si ingénieux que soit le régime que M. Godin impose à sa colonie industrielle de Guise, il est donc évident qu’en Angleterre, pays de liberté par excellence, il ne lui eût pas été possible même d’en faire l’essai. Il ne lui eût pas été permis de recouvrer en consommations une partie des salaires, dont il ne fait alors que l’avance, et de joindre à son rôle de patron, qui doit être entouré de quelque dignité, ceux de marchand de vin par exemple, d’épicier, de tailleur, de mercier et d’entrepreneur de spectacles. Les choses se passeraient ainsi de l’autre côté du détroit. En France, point de ces interdits ; c’est simplement une affaire à régler entre M. Godin et ses ouvriers. À eux de juger si, dans les consommations qu’il dispense, il leur en donne pour leur argent. Dans ses jugemens sur la petite maison et le petit jardin, M. Godin a mis en relief, non sans malice, les inconvéniens qui y sont attachés. Il n’a rien dit des inconvéniens de la