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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 97.djvu/954

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Jamais on ne croirait qu’une simple erreur de méthode pût mener si loin. Au début, l’auteur chemine avec le sens commun ; l’écart est peu considérable. A mesure qu’il avance, il s’en éloigne davantage, et, au bout de la route, ses admirateurs surpris ne le reconnaissent plus. Quel est donc le défaut de cette méthode tant vantée ? Certains voyageurs font le tour d’un temple grec, comptent les colonnes, remarquent la qualité des marbres et la composition du ciment, puis ils s’en retournent, pensant avoir tout vu. D’autres connaissent à fond l’aménagement du temple, ils savent l’endroit précis où était l’autel et l’usage de chaque pierre ; mais ils restent froids lorsqu’on leur parle de l’harmonie des formes et de la proportion exquise de l’édifice. Si l’un de ces amateurs devient architecte, il fera des maisons plus commodes que belles ; il lui arrivera même de sacrifier la commodité au profit, et d’entasser jusqu’aux combles les malheureux habitans. C’est à peu près ce que fait M. Mill lorsqu’il examine des institutions, et son erreur est la même : il compte les pierres du temple, il n’en saisit pas l’ensemble. Qu’on ne lui parle pas de droit et de justice : sont-ce là des choses qui se comptent et se pèsent ? C’est une espèce de proportion et d’harmonie que l’on met dans les sociétés ; les hommes reproduisent dans leurs lois l’équilibre qu’ils rêvent, comme l’artiste conçoit la forme d’un monument digne du dieu qui l’habite. Pure chimère, M. Mill ne croit qu’à ce qu’il voit. On ne peut l’entendre sans songer à ce personnage de Dickens qui est l’image vivante d’un fait, et qui veut qu’on remplisse de faits la cervelle humaine.

Cette méthode est bonne dans les sciences physiques ; mais en politique et en morale est-elle suffisante ? Il y a bien quelque chose au-dessus de la coïncidence des faits ; la conscience a son franc-parler, même quand l’histoire a prononcé ; un savant qui ne l’écoute pas ne doit rien entendre aux jugemens qu’on appelle des principes, car ils sont souvent violés dans la pratique. En morale, la notion de mérite et de démérite est-elle éteinte parce que la bonne action n’a pas toujours sa récompense, ni la mauvaise sa punition ? En droit, les principes de liberté et d’égalité ont reçu du fait brutal les plus éclatans démentis ; jamais, dans la civilisation la plus avancée, ils n’agiront avec la même régularité que le principe de la pesanteur, et cependant ce sont des lois dont nous nous rapprochons sans jamais les atteindre. Voilà des idées qui échappent à l’analyse de M. Stuart Mill ; selon lui, tous les faits dont le libre arbitre peut dénaturer la liaison logique sont d’institution humaine ; on peut donc les remanier sans scrupule en s’inspirant des lois économiques beaucoup moins vagues que ces notions de justice et de droit. Lorsqu’il se propose de comparer les avantages de la propriété