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la surprise, car elles refusent au contemplateur le droit de se détourner d’elles sans emporter une impression qui ne permette plus l’oubli. Les figures du bon Claux Slutter n’aspirent point à une telle tyrannie ; les regarde qui voudra, les comprenne qui pourra : aussi modestes que franches, elles ne cherchent pas à séduire, et n’ont pas d’énigmes à faire deviner. Ce qu’il y a dans ces figures d’élévation de pensée, de profondeur de sentiment, de connaissance intime des choses de la religion, est extraordinaire ; mais il en est trois surtout, celles de Moïse, d’Isaïe et de Daniel, qui sont dignes de l’attention la plus recueillie.

Toute figure de Moïse provoque une écrasante comparaison, celle du géant de marbre sculpté par Michel-Ange pour le tombeau de Jules II. Certes le Moïse de Claux Slutter n’a pas la sublimité de celui de Michel-Ange ; mais j’ose affirmer que, des deux, c’est le plus vrai historiquement, celui qui est le plus près de la réalité hébraïque, qui traduit le plus exactement le texte sacré. Le Moïse de Michel-Ange porte avec lui une signification plus générale ; c’est le héros et le créateur d’une civilisation primitive, l’être sorti noble des limons de la nature et doué d’une force assez grande pour imposer sa noblesse au sauvage troupeau humain qui cherche pâture à ses pieds, c’est un Titan fidèle au service de la pensée de Dieu, et qui dévoue sa force à l’établissement et au triomphe de l’ordre moral. Le personnage de Claux Slutter présente une signification moins vaste ; ce Moïse n’est que le fondateur de la loi hébraïque, mais il l’est avec une précision et une rigueur qui en font l’incarnation même de cette loi. Deux traits surtout, la dureté du mosaïsme et l’obstination de la race hébraïque, y sont marqués avec la clarté du génie en caractères auxquels on ne peut se méprendre. La plus inexorable sévérité qui puisse se rencontrer au monde est celle qui se lit sur ce visage aux traits maigres et pour ainsi dire consumés par le feu de justice qui brûle intérieurement en cet homme : cette sévérité est si absolue, si complète, qu’elle en exclut tout mélange d’aucune autre passion morale. Cette implacabilité est sans colère, cette justice est sans vengeance, cette vertu stricte est sans tristesse comme sans sourire. C’est une âme qui ne compatit ni ne hait, et qu’aucun mouvement ne pourrait mettre hors de son centre d’équité ; ni troubles, ni agitation, ni mélancolie d’aucun genre : aussi une sorte de morne sérénité est-elle comme la récompense de cette sévérité purifiée à un tel point de tout alliage. Plus invincible encore que sa dureté est la force d’obstination que laisse apercevoir cette figure. M. Michelet, parlant naguère du Moïse de Michel-Ange, disait qu’il avait quelque chose de bestial par la manière dont les rayons avaient été transformés en cornes ; mais ce