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Avant de dire adieu à ces admirables débris de la chartreuse de Philippe le Hardi, nous ne voulons pas oublier trois beaux retables d’autel en bois doré et sculpté qui ont été préservés des vivacités révolutionnaires, et qui sont déposés au musée de Dijon à côté des tombeaux des ducs. Les sculptures de ces retables, à demi populaires, à demi savantes, sont extrêmement curieuses, et nous montrent les croyances du moyen âge encore vierges de toute altération. L’une d’elles nous représente le Christ en croix entre les deux larrons. C’est le moment ou les suppliciés expirent, et l’artiste naïf, mais fort ingénieux et même un peu subtil, qui a composé cette œuvre, nous y présente la mort comme la grande accoucheuse des âmes. Le bon et le mauvais larron en effet rendent leurs âmes sous la forme de deux enfans nouveau-nés dont un diable griffu et un ange se saisissent avec empressement pour les porter l’une à sa nourrice infernale, l’autre à sa bonne céleste. Une autre de ces sculptures représente la tentation de saint Antoine. Un démon fort laid, mais qui au fond a l’air assez bon diable, et dont le plus grand défaut est d’être affligé d’une bouche vaste comme l’entrée du Tartare ou l’ouverture du puits de l’Apocalypse, pousse vers le saint une jolie femme dont le front orné de gentilles cornes dorées dénote une existence douteuse et des mœurs qu’on peut soupçonner sans trop de légèreté ; mais le saint vient d’apercevoir ces cornes, et il la repousse avec une dignité froide en lui répétant sans doute ces paroles de la pièce populaire de marionnettes qui représentent encore aujourd’hui sa tentation :

Non, non, non, madame l’hôtesse,
Vous êtes une diablesse.


Je croirais volontiers que quelque compatriote de Claux Slutter a mis la main à la sculpture de ces figurines, car cette tentatrice du pieux ascète ressemble singulièrement à quelque grasse et blanche fille de l’aquatique Hollande. Ce qu’il y a de plus remarquable dans ces retables cependant, ce ne sont pas les figurines, ce sont les simulacres d’architecture qui les encadrent. Les figurines ne sont que naïves et populaires ; mais ces simulacres d’architecture sont d’un art consommé. L’un d’eux figure une cathédrale ; rien ne peut donner une idée de la sensation de quasi-vertige que cause ce joujou de deux pieds. Cette miniature de cathédrale est encore plus haute que les cathédrales véritables ; il semble que ses différens étages soient séparés par des espaces démesurés ; c’est en toute réalité l’échelle de la terre au ciel. Le seul monument qui m’ait donné un sentiment d’élévation comparable, oserai-je le dire, c’est la flèche