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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/289

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cens qu’un remaniement des circonscriptions électorales et la suppression de leurs derniers bourgs pourris. Lord Russell et M. Gladstone virent une partie de leur propre armée se retourner contre eux. On eut peur au dernier moment de la démagogie, de l’inconnu. L’Angleterre, riche, prospère, avait-elle besoin de rien changer ? pourquoi ne pas la laisser entrer tranquillement dans l’avenir, comme un vaisseau dans une passe familière ?

Les réformistes défaits organisèrent des démonstrations populaires ; les grilles de Hyde-Park furent arrachées un jour qu’on voulait les empêcher de s’y réunir. Cette force nouvelle, le nombre, qui voulait entrer au parlement, se montra dans la rue. Le parti conservateur, tout surpris de se trouver au pouvoir, crut nécessaire, pour s’y maintenir, de faire lui-même une réforme que la veille il repoussait encore. Il n’y a presque pas de doctrinaires en Angleterre ; le gouvernement s’y donne pour tâche de satisfaire le pays ; il ne prétend pas être plus sage que lui. Les tories firent donc la réforme, comme autrefois ils avaient enlevé à leurs adversaires le mérite de l’acte d’émancipation des catholiques et de l’abolition des lois sur les céréales. La session de 1867 fut non pas enthousiaste, mais résignée ; ce fut à qui ouvrirait le plus largement les portes à la réforme. M. Disraeli ne s’arrêta qu’aux confins du suffrage universel.

Témoin de ces changemens pacifiques, j’ai la conviction que la pression populaire n’était pas assez forte pour en rendre l’ajournement périlleux. On pouvait encore faire attendre le peuple, ou le contenter du moins à meilleur marché ; mais on voulut éloigner jusqu’à la crainte et à la pensée même d’un bouleversement. On comprit que le vieil édifice social serait moins menacé, si les concessions étaient offertes par le parti le plus attaché au passé ; les conservateurs sacrifièrent moins leurs principes à leur ambition qu’à une sorte de patriotisme profond, jaloux, qui veut épargner à l’Angleterre les épreuves et les hontes des révolutions. Le rôle que le parti aristocratique par excellence a joué dans ces événemens noue une sorte d’alliance secrète entre ceux qui sont le plus épris des changemens et ceux qui ont le plus à les redouter. Jusque dans le radical se cache un conservateur. Le peuple anglais ne regarde pas ses nobles comme des ennemis, comme des étrangers. Quand un jeune lord se fait radical, ce qui arrive fréquemment, il obtient plus aisément les suffrages des ouvriers qu’un plébéien. Qu’il s’agisse d’éducation, d’hygiène des grandes villes, de salaires, d’heures de travail, de logemens à bon marché, d’assistance publique, d’une réforme sociale quelconque, le peuple voit toujours des pairs au premier rang des réformateurs. Il aime encore son