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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/493

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nous isolait du reste de l’Europe, et l’on élevait autour de nous une espèce de muraille de la Chine placée sous la garde jalouse de la diplomatie anglaise.

Il ne faudrait pas se hâter d’en conclure qu’en organisant la ligue des neutres l’Angleterre n’eût en vue que le plaisir de nuire à la France. Elle obéissait en même temps à un calcul qui, pour avoir été déçu, ne manquait pas de justesse, ni même de profondeur. » Elle pensait qu’en se liant à la Russie par la promesse d’une action commune elle préviendrait les secrets desseins de cette puissance contre le traité de 1856, qui réglait la neutralité de la Mer-Noire, et qu’elle l’empêcherait par là de se laisser gagner aux offres séduisantes que nous pourrions être tentés de lui faire pour mériter son appui. Fidèle à sa défiance accoutumée, c’était la France que l’Angleterre soupçonnait, c’était contre nous qu’elle prenait des précautions. Elle prévoyait qu’un jour, repoussés par elle, abandonnés de tous nos alliés, réduits au désespoir par leur indifférence, nous frapperions à toutes les portes et ne reculerions devant aucun sacrifice pour nous procurer du secours. Elle ne se trompait pas ; mais ce qu’elle ignorait sans doute encore, et ce qui lui fut révélé plus tard, c’est que l’Allemagne avait pris les devans, et qu’il y avait déjà entre le tsar et le roi Guillaume des arrangemens intimes qui déjouaient toutes ses précautions. Ainsi le cabinet anglais tombait dans son propre piège, et se faisait à lui-même presque autant de mal qu’à nous.

Les dispositions de la Russie n’étaient pas douteuses, et il n’y avait pas besoin de grands efforts pour l’empêcher de venir à notre aide. Malgré le souvenir pénible de la guerre de Crimée, elle n’éprouvait contre nous aucune malveillance ; mais il fallait que la France fût vaincue, parce qu’elle était l’alliée de l’Angleterre. La Russie n’en voulait pas à la France, elle n’en voulait qu’à l’alliance anglo-française, alliance formée directement contre elle, et qu’elle avait besoin de rompre à tout prix. Depuis bien des années, le gouvernement du tsar avait pour unique pensée d’arriver à la révision du traité de Paris, qui bloquait la Russie dans la Mer-Noire, et la réduisait dans tout le Levant à une impuissance humiliante. Dès 1866, lorsqu’il avait été question d’un congrès européen pour régler les difficultés pendantes, la Russie avait émis la prétention de s’affranchir du traité de Paris. Cette fois elle avait saisi l’occasion de la -guerre franco-prussienne pour s’assurer l’adhésion de l’Allemagne. Les deux souverains s’étaient rencontrés à Ems au moment même de la rupture avec la France, et ils avaient échangé des promesses verbales que leur proche parenté rendait suffisantes[1]. Le

  1. On trouve dans le livre de M. Benedetti, Ma Mission en Prusse, l’indice de ces négociations tout intimes entre l’oncle et le neveu.