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comme l’arbitre et le grand-juge des nations européennes, tandis que la principale intéressée, l’Angleterre, qui avait fait la guerre de Crimée et dicté les conditions de la paix, ne devait y figurer que comme partie au procès, si même elle ne devait s’y asseoir sur le banc des accusés. Quelle pouvait être alors la situation de la France, et pourquoi inviter un plénipotentiaire français à venir entendre les arrêts dictés par l’Allemagne ? Si l’on était résolu d’avance à les subir, pourquoi demander à la France de venir jouer son rôle dans une comédie avilissante ? La France devait au moins conserver la dignité de ses malheurs. Voulait-on au contraire invoquer sérieusement notre garantie, il fallait alors nous permettre de faire appel nous-mêmes à la garantie de l’Europe pour des intérêts bien plus pressans que ceux de la neutralité de la Mer-Noire. On ne pouvait convoquer la France au tribunal des nations européennes et l’empêcher de saisir ce tribunal d’une question qui, pour elle, impliquait la vie ou la mort. Comment admettre que le plénipotentiaire français pût discuter froidement sur la navigation de la Mer-Noire, a quand nos villes étaient en flammes, leurs habitans massacrés et la France inondée de sang[1] ? »

Tel était le sens des réclamations adressées au cabinet de Londres par M. de Chaudordy, d’accord avec M. Jules Favre. Ici encore nous venions nous heurter à une volonté bien arrêtée de M. de Bismarck, et le gouvernement anglais n’avait garde d’y contrevenir. Le chancelier prussien avait déclaré qu’il ne devait être question dans la conférence que de la révision du traité de Paris ; son plénipotentiaire avait pour instructions de protester, si nous soulevions la question de paix entre l’Allemagne et la France, de se retirer, si le congrès consentait à nous écouter. L’Angleterre, intimidée, n’osait pas s’insurger contre ces injonctions ; elle se refusait absolument à prononcer une seule parole qui pût ressembler à un engagement quelconque de laisser au plénipotentiaire français la pleine liberté de son langage. Elle nous insinuait seulement à voix basse qu’en effet il serait difficile de se circonscrire dans l’affaire du traité de Paris, et elle semblait ainsi nous conseiller de nous montrer accommodans sur les formes, en nous fiant davantage à la force des choses.

Nous cédâmes enfin à ces instances, et, sur l’avis favorable de la délégation de Bordeaux, le gouvernement de la défense nationale décida qu’il enverrait un plénipotentiaire à la conférence de Londres. Malheureusement pour l’Angleterre autant que pour la France,

  1. Le comte de Chaudordy à M. Tissot à Londres, 30 novembre ; — aux représentons de la France à l’étranger, 15 décembre. — Lord Granville à lord Lyons, 10 décembre.