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l’on peut appeler la passion du fini et les surprises du tour de main, ce qui donne au moindre objet de la légèreté, de l’harmonie et de la grâce, les qualités enfin qui, dans chaque Parisien mis à sa vraie place et servi par la chance, montrent l’étoffe d’un artiste. Et dans cette élite même combien sortent des rangs, se font inventeurs, laissent une fortune et quelquefois un nom ! On en cite qui, arrivés à la plus grande notoriété, n’ont pas eu d’autres origines.

Cette bonne chance arrive également à un certain nombre de ces auxiliaires salariés que, dans ses tableaux aussi exacts que judicieux, M. Gréard, dans son mémoire adressé au préfet de la Seine, nous représente comme livrés en pâture à l’exploitation abusive des spécialités. Ici pourtant il y a lieu de distinguer : c’est l’excès seul qui est à craindre. Au point de vue technique, dégagée de toute fausse acception, la spécialité n’est qu’une forme de ce qu’on appelle la division du travail, c’est-à-dire l’un des instrumens les plus énergiques qu’ait trouvés le génie de l’homme pour dompter et façonner la matière. Depuis un siècle qu’on en use, on a pu s’assurer de ce que vaut cet instrument, en connaître les défauts, en juger les vertus et se décider pour ou contre après comparaison. Les défauts, ils sont en partie ce que M. Gréard les dépeint, et ce que beaucoup d’autres ont dit avec moins d’autorité. Le plus singulier, c’est que le prétexte de toutes ces attaques remonte à Adam Smith. Dans l’un des premiers chapitres de son grand ouvrage, le professeur de Glasgow, comme exemple des bons effets de la division du travail, citait la fabrication des épingles, dont chacune passait par dix-huit mains, ce qui permettait à l’ouvrier chargé d’un détail de faire 4,800 épingles par jour, au lieu de 20 épingles qu’il eût pu faire à lui seul. Tout cela était raconté simplement, sans déclamation, comme fait d’industrie, comme perfectionnement professionnel. Sait-on ce qu’on en a tiré ? Cette accusation, répétée dans vingt ouvrages, que l’industrie traite si bien l’homme comme une machine qu’elle l’oblige, sa vie durant, à ne frapper que des têtes d’épingle ! Certes la division du travail n’a pas affranchi l’industrie de ses misères, elle a eu, comme toutes les choses de ce monde, des imperfections, et il était bon de les signaler ; elle n’en a pas moins été sur quelques points un soulagement réel, un procédé supérieur et une meilleure règle. Aucune déclamation n’a prévalu contre ce qu’il y a en elle de sensé, de conforme à la nature des choses. Sans doute, pour l’ouvrier, l’objet poursuivi, c’est d’apprendre l’ensemble d’un métier ; mais on peut se diviser sur le moyen et y aboutir par la connaissance successive des détails, en insistant sur chacun d’eux, au lieu d’aller d’un détail à l’autre dans une reconnaissance superficielle. L’essentiel en ceci, c’est encore de laisser à l’enfant, surtout à l’adolescent, une certaine li-