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fut un mystère pour les chimistes, il en fut un aussi pour les médecins. Le jour où la matière de cette drogue complexe fut décomposée en un certain nombre de principes bien définis, et où la nature du mélange fut établie avec certitude, ce jour-là il devînt possible de décomposer, non plus la matière, mais la force physiologique de l’opium, et de la ramener à un petit nombre d’énergies distinctes. Aujourd’hui, grâce aux travaux de M. Bernard et de M. Rabuteau, les médecins se rendent compte des tâtonnemens de l’ancienne thérapeutique concernant l’emploi des opiacés, et ils ont désormais le pouvoir d’agir avec certitude sur telle, et telle fonction, en administrant tel et tel alcaloïde pur dont les propriétés sont connues[1]

En joignant à l’influence de la morphine ou de la narcéine celle du chloroforme, on donne encore naissance à des phénomènes très curieux. M. Bernard avait déjà vu que l’anesthosie chloroformique se prolonge chez les animaux lorsque ceux-ci ont pris de l’opium. M. Nussbaum, ayant pratiqué une injection sous-cutanée d’acétate de morphine chez un malade qu’il opérait et qui était soumis à l’action du chloroforme, vit que l’opéré ne se réveilla pas comme d’ordinaire et dormit tranquillement pendant douze heures. Durant ce sommeil, il était insensible à la douleur. MM. Goujon et Labbé ont vérifié et appliqué ce fait dans leur pratique, et reconnu qu’en associant des doses faibles de chloroforme et d’un sel de morphine on détermine pour plusieurs heures une insensibilité complète sans qu’il y ait nécessairement sommeil. M. Rabuteau a exécuté enfin l’expérience que voici. Un chien à qui on avait donné 5 centigrammes de narcéine, et qui fut ensuite endormi par le chloroforme, ne sentait plus rien au réveil. Il marchait dans le laboratoire, reconnaissait la voix qui l’appelait, mais était totalement privé de l’usage de son système nerveux sensitif. On pouvait le pincer, le piquer, lui marcher sur les pattes sans qu’il manifestât la moindre souffrance. Cet état, extraordinaire chez un animal parfaitement éveillé, dura plusieurs heures ; le lendemain la sensibilité était revenue.

Du chloroforme au chloral, la transition est naturelle. Le chloral, qui fut découvert en 1832 par MM. Dumas et Liebig, diffère de l’alcool ordinaire par du chlore en plus et de l’hydrogène en moins[2]. Pendant près de quarante ans, cette substance reste sans emploi ; on n’en soupçonne pas les propriétés physiologiques. Enfin en 1868

  1. Quelques-uns des résultats de M. Bernard et de M. Rabuteau ont été contestée dernièrement par M. Bouchat. Ces divergences tiennent peut-être à l’emploi de sels impurs.
  2. Ce corps peut être considéré comme de L’aldéhyde trichloré. Les chimistes le représentent par la formule C2 H,CI2O.