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Page:Revue des Deux Mondes - 1872 - tome 99.djvu/770

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dont Shakspeare a dit : « L’âge ne peut la vieillir, ni l’habitude de la voir émousser pour vos yeux l’attrait de la séduction toujours nouvelle. Les autres femmes rassasient les appétits auxquels elles donnent pâture ; mais elle, plus elle satisfait la faim, plus elle l’aiguise, et les choses les moins nobles prennent en elle un tel air de dignité que les prêtres saints la consacrent jusque dans ses désordres ! » Il faut lire la première scène de ce drame d’où j’extrais ces lignes. C’est Plutarque mis en action, vous vivez à la cour d’Égypte au moment de cette fantastique lune de miel, vous respirez l’atmosphère de la grande cité gréco-orientale, paradis d’un monde qui, revenu de son idéal de jeunesse, a fait de la jouissance physique le suprême objet de son culte et se dit que la toute-sagesse consiste à savoir fêter l’heure présente. « Il gaspillait, écrit Plutarque en parlant d’Antoine, il galvaudait le bien le plus précieux donné aux hommes : le temps. » Toute l’exposition de Shakspeare roule sur ce mot. La parole est aux courtisanes, aux eunuques, aux devins ; frivolité, superstition, montrent leur vieux compagnonnage ; l’immoralité s’affiche avec la belle humeur d’une conscience honnête. On a franchi la période transitoire de l’hypocrisie, fort vilaine période, à laquelle succède un nouvel état de nature, vers lequel nous aussi, Parisiens de la décadence, nous nous acheminions tout doucement pendant les dernières années de l’empire, et qui s’appelle la naïveté dans le vice.

Cléopâtre employait sur Antoine tous les moyens de captation. Elle se mêlait à ses jeux, à ses exercices, l’accompagnait au gymnase, à la chasse et jusque dans son camp au milieu de ses officiers, joyeuse de vider une coupe à la santé de son héros, de son vainqueur. Incapable d’aimer, pourquoi l’eût-elle été ? Quand il serait vrai que le seul intérêt et la seule ambition l’eussent jetée dans les bras de César, quelle raison peut-on voir là pour décréter que le cœur d’une pareille femme fut de ceux qui ne s’émeuvent point ? Entre cette adolescente spoliée, chassée par ses frères, qui venait, sans réfléchir à la disproportion d’âge, ressaisir par un coup d’audace sa couronne sur le lit d’un grand homme usé, vieilli dans le plaisir, accoutumé déjà depuis longtemps à prendre tout ce qui s’offrait à lui, et la personne de vingt-six ans, consciente, accomplie, qui pose devant nous, les conditions sont loin d’être les mêmes. Pour la gloire et la puissance, Antoine sans doute à ses yeux vaudra César, car on conçoit qu’une imagination qui ne demande qu’à s’exalter confonde aisément les lauriers de Philippes avec ceux de Pharsale ; mais eût-il été moins illustre cent fois, Antoine, fils d’Hercule, avait en son pouvoir pour s’emparer d’une Cléopâtre et la passionner des avantages et des facultés dont toute la gloire du monde ne saurait tenir lieu, et que le fils de Vénus, si tant est qu’il