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grandeur universelle ; — politique du reste assez habile, puisqu’en même temps qu’il enrichissait sa maîtresse il fortifiait la puissance d’une alliée. Rien n’est plus erroné que de représenter Cléopâtre sous les traits d’une bayadère adonnée aux seules jouissances du moment et ne connaissant d’autres occupations que la galanterie et le plaisir. Cette voluptueuse avait son ambition, et, pour remplir ses vues, sa faiblesse s’appuyait sur la force d’Antoine, comme elle se serait appuyée sur le bras de César, qui, n’en doutons pas, s’il eût vécu, eût épousé non-seulement la cause, mais la femme[1]. Étendre jusqu’aux anciennes limites l’empire de ses aïeux, rétablir à tout jamais son indépendance, était la pensée avouée ; mais combien d’autres desseins plus vastes, plus hardis, ne caressait-elle pas ! Quels rêves de domination ne s’agitaient dans cette jolie tête nonchalamment inclinée sous le peigne d’or de la coiffeuse Iras ? « Aussi vrai qu’il m’arrivera un jour de régner au Capitole ! » on ne parlait à Rome que de cette nouvelle forme de serment usitée par l’insolente courtisane du Nil.

Tout n’était peut-être pas calomnie dans ces bruits qui, fomentés, propagés par les soins d’Octave, soulevaient d’indignation la grande ville. En effet, depuis les jours heureux de jeunesse et de fortune où, maîtresse déclarée du dictateur, elle s’était vue adulée par la noblesse et le sénat, Cléopâtre n’avait jamais oublié Rome. Elle habitait alors, de l’autre côté du Tibre, dans ces jardins de César qui s’étendaient au pied de la colline, à la place même que ceux de la villa Pamphili occupent à présent, et tenait une cour des plus brillantes. Encombrer les antichambres de la reine d’Égypte était un honneur fort à la mode et fort goûté de ces fiers consulaires, qui savaient par là se concilier les bonnes grâces du nouveau maître. Cicéron se faisait présenter, et, quitte à l’accabler plus tard d’allusions acerbes, commençait par dépenser en menue monnaie de flatteries son éloquence et sa littérature[2]. Tous ces souvenirs

  1. Rome à la vérité s’indignait à la seule idée de ces projets de mariage ; mais César se mettait au-dessus de l’opinion. Cléopâtre, pour déjouer l’effort de cette antipathie publique, entraînait le génie de César du côté de l’Orient, estimant qu’à moins de le tenir là elle ne serait jamais rassurée, et tous les rivaux de César, tous ceux qui pour un motif ou pour un autre avaient intérêt à l’éloigner de Rome et d’Italie, sans être de connivence avec elle, poussaient, comme on dit, à la roue. La guerre contre les Parthes était résolue, on avait fixé pour l’embarquement le quatrième jour après les ides de mars. Cléopâtre triomphait, lorsque quelques jours avant le départ, le 15 mars de l’an 44, vœux, calculs, espérances, un orage dispersa tout.
  2. « Je déteste la reine, elle le sait et sait pourquoi, » écrit-il plus tard à Atticus. Quelles étaient ses raisons ? Un manque de mémoire, une distraction de Cléopâtre, hélas ! peut-être un simple bâillement saisi pendant qu’il discourait. Il en faut si peu pour blesser certaines vanités toujours sur le qui-vive. Ce qu’il raconte, c’est que la reine lui avait promis divers manuscrits pour sa bibliothèque, et que jamais ces manuscrits ne lui furent envoyés. D’autre chef, la maison de la reine s’était, sans le vouloir, rendue coupable de lèse-famosité. Un chambellan ayant fait mine de l’aborder, Cicéron lui demanda ce qu’il voulait, et le personnage commit l’impertinence de passer en répondant « rien, j’avais à parler à Atticus. » N’y avait-il point là de quoi justifier d’implacables rancunes ? Tant que César vécut, Cicéron, le plus prudent des hommes, tint sous clé le trésor de ses animosités ; mais sitôt après les ides, il y fouilla, et alors à pleines mains. Un mois après la catastrophe, Cicéron, alors dans sa terre de Sinuessa, sur la voie Appienne, apprend par une lettre d’Atticus que Cléopâtre a quitté Rome, et répond à son ami par un « ça m’est bien égal » assez ironique ; « reginœ fuga mihi non molesta est. »