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être invité par moi-même de tout ce que je vous ai raconté. Il est des momens où je ne puis en supporter la pensée, des momens où à tout prix je dois oublier.

— Je vous le promets, Frances, répondis-je en lui pressant la main.

Vous dire, mon cher Willem, les impressions de tout genre qui se croisent dans ma pauvre tête pendant que je vous narre tout cela dans ma grande chambre à baldaquin serait impossible. Je vous en ai fait grâce pendant le récit lui-même. Je suis triste et irrité. Pourtant je devais bien penser, quand elle me parlait de ses rudes expériences, de ses « années de campagne, » qu’elle n’avait pas atteint sa vingt-cinquième année sans que son cœur eût joué sa partie dans son histoire. Si elle m’avait parlé de déceptions ordinaires, d’un engagement rompu, d’une inclination mal placée, j’aurais facilement pris le dessus. Ce qui me dépite plus que je ne saurais vous le dire, c’est que cet Anglais ait pris la place que je me flattais d’occuper le premier, celle de l’homme qui aurait réussi à lui inspirer de la confiance, à exercer sur elle une influence dominatrice et bienfaisante. Le temps a calmé la violence de sa passion pour lui, mais elle ne l’a pas oublié, et c’est certainement le culte qu’elle ne cesse de vouer à son souvenir qui l’a rendue si indiff’érente aux mérites des autres. Qui sait si elle n’a pas voulu en me racontant toute cette histoire me faire comprendre qu’il était inutile de chercher à renverser son idole ? Ne m’avait-elle pas dit brusquement lors de notre première rencontre que, si je venais avec une proposition quelconque de mariage, elle me planterait là en pleine bruyère ? Je me vois diminué, rapetissé à ses yeux. Ne faut-il pas qu’il y ait sur la cheminée du salon un médaillon représentant Guillaume III, qui semble me regarder ironiquement comme s’il me disait : Trop tard, mon garçon !

Cependant je me demande encore si je ne suis pas absurdement jaloux d’une ombre vaine. Il y a huit ans que tout cela est passé. Elle n’est plus une petite fille s’imaginant trouver un Roméo dans un mentor ayant dépassé la quarantaine. Qui sait si la comparaison qu’elle ne peut manquer de faire aujourd’hui me serait désavantageuse ?

Je ne veux pas rester plus longtemps dans cette perplexité. Au risque de commettre une imprudence, je lui demanderai catégoriquement si la perte de son lord William est irréparable. Il faut qu’enfin je sache à quoi m’en tenir.

(La dernière partie au prochain numéro.)