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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 11.djvu/80

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reprocher depuis que tu couvres les épaules d’un chrétien, c’est-à-dire d’un disciple de Jésus-Christ, qui est la vérité même et le protecteur de l’innocence. Tant que je trouverai grâce devant lui, je me moquerai des attaques de tous les autres. »

Ce curieux traité nous indique le point d’où Tertullien est parti : on peut croire qu’au moment où il l’écrivait il n’était pas loin des opinions de Minucius ; mais il ne devait pas s’en tenir là. Nous avons la plus grande partie de son œuvre, et il nous est aisé de mesurer le chemin qu’il a fait en quelques années. C’était une de ces natures opiniâtres et obstinées, qui marchent toujours en droite ligne jusqu’aux conséquences extrêmes de leurs principes, et qui ne s’arrêtent que lorsqu’elles sont arrivées au terme, un de ces hommes dont Saint-Simon disait « qu’ils sont d’une suite enragée. » A mesure qu’il se pénètre davantage du christianisme, il devient plus étranger à tout le reste. Enfermé de plus en plus dans une doctrine inflexible, il la raffine, il l’épure, il l’exagère, il l’isole, il creuse tous les jours le fossé qui la sépare des autres opinions, il se plaît à lui faire des abords impraticables et à la placer à des hauteurs inaccessibles. A la fin, il devient si rigoureux et si pointilleux dans sa foi que le christianisme ordinaire, celui de la foule pt des gens sensés, ne lui suffit plus ; il faut qu’il se retire dans une église étroite et jalouse où des fanatiques passent leur temps à s’approuver eux-mêmes et à excommunier les autres, parmi des illuminés et des prophétesses qui devinent la pensée des gens qui les consultent ou leur suggèrent des remèdes pour leurs maladies, qui croient converser avec losanges et voir dans les nuages la Jérusalem céleste toute prête à descendre du ciel sur la terre[1].

La raison qui poussa Tertullien à la plus grande partie de ses exagérations est aisée à comprendre : il avait horreur de l’idolâtrie, et la société au milieu de laquelle il vivait en était imprégnée ; de là la haine implacable qu’il ressentit pour elle. Dans le monde ancien, la religion se mêlait à tout : tous les actes de la vie privée, toutes les fonctions de la vie publique étaient sous la protection de quelque divinité et donnaient lieu à des prières et à des sacrifices. Ce fut assurément un des plus cruels supplices des chrétiens de ce temps d’être toujours partagés entre leurs croyances nouvelles et les obligations que leur imposait la famille ou la cité, de ne pas voir clairement la limite où devaient s’arrêter leurs concessions, ce qu’ils pouvaient faire et ce qu’ils devaient refuser. « Parmi ces rochers et ces bas-fonds, leur disait Tertullien, au milieu de ces

  1. Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié l’étude si solide et si intéressante de M. Réville sur Tertullien montaniste (Revue du 1er novembre 1864) ? j’y renvoie ceux qui voudront bien connaître ce curieux personnage.