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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/110

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La vie est ainsi faite. Elle ondule à nos yeux
Comme une plantureuse et profonde prairie,
Dont un magicien tendre et mystérieux
Varie à tout moment l’éclatante féerie.

Nous y courons ravis, cueillant tout sans choisir,
Fauchant jusqu’aux boutons qui s’entr’ouvrent à peine.
Mais l’éblouissement nous ôte le loisir
De savourer les fleurs dont notre main est pleine.

Nos merveilleux bouquets doivent comme le foin
Se faner pour avoir leur plus suave arôme;
C’est quand l’enchantement d’avril est déjà loin
Que son ressouvenir nous suit et nous embaume.

Le présent est pour nous un jardin défendu,
Et nous n’entrons jamais dans la terre promise,
Mais l’éternel regret de ce bonheur perdu
Donne à nos souvenirs une senteur exquise...

La nuit, avec le chant des sources dans les bois.
Quand le parfum des prés monte au ciel pacifique,
Vers le bleu paradis des saisons d’autrefois
Le cœur charmé fait un retour mélancolique.

Dans ce passé limpide il croit se rajeunir,
Il y plonge, il y goûte une paix endormante.
Mollement enfoncé dans le doux souvenir
Comme en un tas de foin vert et sentant la menthe...

Comme Tristan achevait cette strophe, les pignons de notre vieille auberge d’Auberive se sont dressés devant nous, et, au bruit de nos bâtons sur la route ferrée, l’hôtesse accourue nous a accueillis avec un cri de surprise et de joie.


23 septembre. — Au petit jour, je suis réveillé par un bruit frais comme le frémissement des feuilles de peuplier tremblant au vent. Je vais à la fenêtre : pluie battante ! Mon exclamation dépitée secoue Tristan de son sommeil, et je lui conte notre déconvenue : impossible de faire à pied, sous l’averse, le chemin d’Auberive à Langres. C’est une pluie sérieuse, fine, serrée et promettant de durer tout le jour. Adieu la forêt de Montavoir, le tumulus et la chrysomèle du millepertuis ! Nous montons dans une patache qui transporte les dépêches; je m’enfonce sous la capote, Tristan, d’un air grognon, fume sa pipe sur le siège de devant, et fouette, cocher! — La route est déjà détrempée; la forêt disparaît dans une buée grise. Pourtant, au bout de deux lieues, au Ran de la Mancienne, nous mettons pied à terre. Il y a là une longue rampe qui s’élève jusqu’au plateau de Pierrefontaine, la voiture va au pas; mieux vaut cheminer sous bois que de grelotter sous la capote.

Les bois d’ailleurs sont beaux, même par la pluie. Le sol est