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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/115

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chez le notaire, nous revenions à la nuit close, munis des clés et armés d’un gigantesque falot qui promenait sur la maison abandonnée une fantastique lueur.

Lorsque Tristan fut parvenu à grand’peine à ouvrir la porte du perron, tout obstruée par des touffes de saponaires et de joubarbes, nous pénétrâmes dans un vestibule dallé de petits carreaux noirs et blancs, et exhalant une moite odeur de champignon qui prenait à la gorge. — J’ai acheté des bougies, dit mon ami; comme la maison est restée meublée, j’espère que nous trouverons des chandeliers quelque part et que nous pourrons faire du feu...

Tristan aurait pu à la rigueur se dispenser de son emplette de luminaire, car sur la cheminée de la pièce principale nous trouvâmes des flambeaux encore garnis de bougies usées à moitié. Tandis qu’il fouillait le logis pour y découvrir du bois, j’examinai cette pièce, qui avait dû servir de salon. Les bougies éclairaient à peine; l’atmosphère humide entourait la mèche grésillante d’une vapeur semblable au halo de la lune dans les nuits pluvieuses, et les objets ne sortaient de l’ombre qu’à demi. Sur la cheminée de marbre noir, il n’y avait rien qu’une potiche encore pleine de plantes desséchées. C’étaient des fleurs sauvages, cueillies sans doute dans une dernière promenade d’automne, car j’y reconnus des tanaisies, des houppes de clématites et des débris de reines-des-prés. Dans une des encoignures de la cheminée se trouvait un chiffonnier à coins de cuivre, et de l’un des tiroirs entr’ouverts sortaient des écheveaux de laine bleue, rose, orange, aux couleurs passées; un livre avait été oublié sur la tablette de marbre, et une brindille de jasmin marquait en guise de signet la lecture interrompue. Je le feuilletai; c’était Jocelyn. En face de la cheminée, un piano à queue était resté ouvert, et sur le pupitre s’étalaient de vieilles romances : Plaisir d’amour, le Fil de la Vierge et le Lac; mais ce qui attira surtout mon attention, ce-fut un buste en marbre blanc, posé sur une console entre les deux fenêtres. Je le fis remarquer à Tristan, qui avait enfin réussi à allumer une claire flambée. L’œuvre avait été exécutée par un véritable artiste: le modelé était traité de main de maître, et la tête avait une expression de vie saisissante. C’était une figure de jeune femme ou de jeune fille. Les cheveux séparés au sommet étaient roulés en une série de petites boucles étagées de chaque côté des tempes; le front était intelligent, l’ovale allongé du visage rappelait celui de la Diane de Jean Goujon; les yeux grands et questionneurs, le nez un peu impérieux, la bouche légèrement retroussée aux coins, avaient une expression passionnée et voluptueuse qu’accentuaient encore un menton proéminent, les lignes onduleuses du cou et une poitrine amoureusement modelée.