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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/140

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juges puissent m’entendre à travers cet espace. » La défense était difficile, le crime ne pouvant être nié. Eyolf, l’interprète de Flose, se détermina donc à faire valoir contre le tribunal son argument d’incompétence par suite du changement de résidence qu’il avait conseillé à son client. « Je dépose, dit-il après avoir pris des témoins, interdiction légale aux juges de juger dans cette cause, par suite de l’argument que j’ai produit contre elle. Je dépose interdiction pleine et entière, conformément au droit de l’Althing et à la loi du pays. » L’argument se trouvait valable en effet. La cause étant dès lors perdue pour le demandeur devant ce tribunal, il la transporta immédiatement devant une autre cour; là encore son adversaire lui tendit un piège, de sorte que, perdant patience, lui et les siens, ils recoururent aux armes, et la mêlée commença.

Voilà une bien curieuse scène, qui nous montre clairement aux prises la rudesse des mœurs toujours près d’éclater, et en même temps une série compliquée d’efforts vers la justice et le bon ordre. D’une part la violence, qui, après s’être donné carrière en des querelles sanglantes, ne veut pas se soumettre au châtiment, appelle à son secours des subtilités iniques, insulte au droit, et prépare de nouvelles fureurs; mais d’autre part la loi, œuvre des hommes, et dont l’action est déjà visible, a multiplié les formalités, les précautions, les instances; elle a édifié tout un système judiciaire qui témoigne par sa complexité d’un travail et d’un zèle attentifs auxquels tôt ou tard sera dû le succès. Il ne serait sans doute pas facile de rendre compte de tout ce mécanisme, et les plus spéciaux commentateurs, — par exemple M. Conrad Maurer, dans son Histoire de la formation du droit germanique, — ne réussissent pas à en expliquer tous les ressorts. On distingue toutefois dans ces divers tribunaux institués au sein même de l’Althing trois institutions diverses, les témoins, les juges et les quidr. Les témoins ont un rôle multiple qui se comprend sans peine. Les souvenirs de la saga de Nial remontent au Xe siècle, c’est-à-dire à une époque où la procédure n’est pas écrite. De quelle manière, en l’absence de l’écriture, un droit d’autant plus complexe se maintiendra-t-il avec quelque sûreté? Ce sera en invoquant la mémoire et la loyauté des témoins, dont les assertions tiendront lieu, pour ainsi dire, de registres et de documens. Il en fut ainsi dans le droit islandais, qui prescrivit de prendre pour chaque formalité un certain nombre de témoignages; l’exercice de la mémoire, constant chez ces peuples, leur faisait de cette faculté un instrument plus perfectionné sans doute et plus sûr que nous ne saurions l’imaginer, et, quant à la loyauté des souvenirs, la publicité de la parole en était peut-être la garantie : les témoins légalement invoqués avaient eux-mêmes pour surveillans et pour témoins tous les assistans de l’Althing. Quant