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la brise de mer. Qu’elle était belle, cette mer de la Malaisie avec ses milliers d’îles vertes comme l’émeraude et d’écueils blancs comme l’albâtre, sur le bleu sombre des flots! Quel horizon s’ouvrait à nos regards, quand du haut de nos sanctuaires de rochers nous embrassions de tous côtés l’horizon sans limites! A la saison des pluies nous savourions, à l’abri des arbres géans, la chaude humidité du feuillage. C’était la saison douce où le recueillement de la nature nous remplissait d’une sereine quiétude. Les plantes vigoureuses, à peine abattues par l’été torride, semblaient partager notre bien-être et se retremper à la source de la vie. Les belles lianes de diverses espèces poussaient leurs festons prodigieux et les enlaçaient aux branches des cinnamomes et des gardénias en fleurs. Nous dormions à l’ombre parfumée des mangliers, des bananiers, des baumiers et des cannelliers. Nous avions plus de plantes qu’il ne nous en fallait pour satisfaire notre vaste et frugal appétit. Nous méprisions les carnassiers perfides; nous ne permettions pas aux tigres d’approcher de nos pâturages. Les antilopes, les oryx, les singes, recherchaient notre protection. Des oiseaux admirables venaient se poser sur nous par bandes pour nous aider à notre toilette. Le noc ariam, l’oiseau géant, peut-être disparu aujourd’hui, s’approchait de nous sans crainte pour partager nos récoltes.

Nous vivions seuls, ma mère et moi, ne nous mêlant pas aux troupes nombreuses des éléphans vulgaires, plus petits et d’un pelage différent du nôtre. Étions-nous d’une race différente? Je ne l’ai jamais su. L’éléphant blanc est si rare qu’on le regarde comme une anomalie, et les Indiens le considèrent comme une incarnation divine. Quand un de ceux qui vivent dans les temples d’une nation hindoue cesse de vivre, ou lui rend les mêmes honneurs funéraires qu’aux rois, et souvent de longues années s’écoulent avant qu’on ne lui trouve un successeur.

Notre haute taille effrayait-elle les autres éléphans? Nous étions de ceux qu’on appelle solitaires et qui ne font partie d’aucun troupeau sous les ordres d’un guide de leur espèce. On ne nous disputait aucune place, et nous nous transportions d’une région à l’autre, changeant de climat sur cette immense arête de montagnes, selon notre caprice et les besoins de notre nourriture. Nous préférions la sérénité des sommets ombragés aux sombres embûches de la jungle peuplée de serpens monstrueux, hérissée de cactus et d’autres plantes épineuses où vivent des insectes irritans. En cherchant la canne à sucre sous des bambous d’une hauteur colossale, nous nous arrêtions quelquefois pour jeter un coup d’œil sur les palétuviers des rivages; mais ma mère défiante semblait deviner que nos robes blanches pouvaient attirer le regard des hommes, et nous retournions vite à la région des aréquiers et des cocotiers, ces