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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/23

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peut-être pris sa place au sommet de l’échelle animale. De quelle morale absolue, éternelle, peut-il être question pour une espèce soumise à de telles vicissitudes ?

Contemplons l’image de nos ancêtres dans cette troupe de Fuégiens qui a passé sous les yeux de M. Darwin comme une réminiscence vivante des temps préhistoriques : « ces hommes absolument nus, barbouillés de peinture, avec des cheveux longs et emmêlés, la bouche écumante, avaient une expression sauvage, effrayée et méfiante. Ils ne possédaient presque aucun art et vivaient comme des bêtes sauvages de ce qu’ils pouvaient attraper ; privés de toute organisation sociale, ils étaient sans merci pour tout ce qui ne faisait pas partie de leur petite tribu. » Assurément tels étaient nos ancêtres. Ces sauvages de la Terre-de-Feu ne sont-ils pas aussi complètement étrangers aux concepts et aux sentimens de notre conscience morale que pouvaient l’être les simiadés dont nous descendons ? « Pour ma part, ajoute M. Darwin, j’aimerais autant descendre de ce vieux babouin qui emportait triomphalement son jeune camarade après l’avoir arraché à une meute de chiens étonnés que d’un sauvage qui torture ses ennemis, offre des sacrifices sanglans, pratique l’infanticide, traite ses femmes comme des esclaves. » — Or, si l’on considère que le type actuel peut être aussi éloigné du type, complètement inconnu, de l’humanité future, que les aborigènes, les troglodytes ou autres l’étaient de la forme actuelle de la société, on voit à quoi se réduit cette métaphysique a priori de l’homme universel investi en naissant d’un droit absolu. L’homme n’ayant pas été toujours l’homme et pouvant devenir tout autre chose dans un avenir indéterminé, c’est folie de prétendre définir pour lui d’une manière fixe le bien ou le mal, puisque l’un et l’autre ne sont ce qu’ils sont que selon les circonstances de temps et de milieu, selon qu’ils sont conformes ou contraires aux exigences de l’espèce, moins que cela, à l’intérêt spécial du groupe dont l’être fait partie, car ce n’est qu’à la longue que l’intérêt spécial du groupe, seul régulateur à l’origine de l’instinct social, s’élargit, s’étend, et, par une généralisation croissante, devient l’utilité de l’espèce, la règle la plus haute de moralité que les lois biologiques nous permettent de concevoir.

Si l’homme est parti du plus bas degré de l’échelle de la vie pour arriver au sommet apparent et provisoire qu’il occupe, après avoir traversé une série de formes intermédiaires, on peut juger combien les idées de Rousseau sur l’état de nature, sur la douceur des mœurs et l’innocence primitive de cet état, sur la bonté originelle de l’homme, doivent paraître surannées, ridicules même, aux représentans des nouvelles écoles. Ces utopies rétrospectives sont rejetées