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des passions féroces et dégradantes. Au-delà, bien au-delà de l'âge de fer, témoin de luttes sanglantes et sans fin, apparaît un âge de pierre d'une incommensurable durée et pendant lequel l'homme, armé de silex, passait sa vie à lutter contre l'homme, contre les animaux et contre les élémens. » Mais avant cet âge de pierre lui-même, où l'homme se révèle, par sa première victoire contre les fatalités douloureuses qui ont plus d'une fois menacé sa chétive race, en se fabriquant des armes, signe de sa suprématie naissante, au-delà de cette époque, quand ce qui devait être l'homme ne s'était pas encore nettement détaché de l'animal, qui dira jamais les misères et la férocité de ce malheureux être, plus faible que bien d'autres, et dont l'intelligence n'avait pas encore réagi contre une nature qui lui refuse les moyens de se défendre ?

Quand il s'agit d'un être pareil, quelles que soient d'ailleurs ses destinées ultérieures, qu'on ne vienne donc pas parler d'un droit naturel, inhérent à sa qualité d'homme. De droit, il n'en a pas, sauf celui qu'il tient de la force de ses muscles, plus tard du premier caillou tranchant qu'il adapte à sa main meurtrière, plus tard enfin du premier outil en fer qu'il fabrique pour déchirer le sol avare et dur. Pour lui, comme pour les autres animaux, il n'y a qu'une loi, celle de vivre, laquelle en engendre deux autres, qui suffisent à expliquer tous les faits sociaux de l'âge moderne, la loi de la sélection, qui élimine ceux qui ne sont pas capables et par conséquent dignes de vivre, et la loi de la sociabilité, qui, pour un animal comme l'homme, l'intéresse personnellement au bien-être du groupe et fait de l'utilité de l'espèce une partie essentielle de son utilité personnelle.

La loi de la sélection explique seule d'une manière péremptoire ce fait qui a tant exercé l'inutile dialectique des utopistes et des rêveurs, les inégalités sociales. À l'origine, elles n'ont point été des usurpations de la force, ou du moins la force, en les créant, a eu raison. Dans l'état actuel, elles ne sont pas des abus qui durent, elles sont l'expression nécessaire d'un principe naturel, qu'il est sage d'accepter à ce titre, qu'il serait chimérique de vouloir détruire, contre lequel il est insensé de se révolter, puisqu'il est une des formes de cette règle des choses où s'appuie toute la doctrine. C'est un poète grec qui l'a dit, il y a vingt-deux siècles : « Il n'y a pas à se fâcher contre les choses, car cela ne leur fait rien du tout[1]. »

Résumons, sur ce point si grave, les développemens et les déductions

  1. Τοῖς πράγμασιν γάρ οὐχὶ θυμοῦσθαι χρέων ;
    Μέλει γὰρ αὐτοῖς οὐδέν.
    (Euripide.)