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d’un ton dégagé au roi de Pologne : « J’ai fait à l’âge de vingt ans des plans pour les différens âges de ma vie. Je les ai suivis, et je m’en suis bien trouvée. Il n’y a eu que le voyage de Pologne qui a fait dans ma vie un incident extraordinaire. J’ai fait ce voyage dans le commencement de ma vieillesse. Je n’aurais pas pu le faire dans ma jeunesse, ni même sur la fin de ma jeunesse, il aurait eu l’air indécent ou au moins romanesque... En arrivant chez moi, j’ai repris mon genre de vie, et ce genre de vie me conduira jusqu’à soixante-dix ans, qui seront accomplis dans deux ans. Pour lors, je commencerai à rompre tous les attachemens de mon cœur, et puis je le fermerai hermétiquement de façon qu’il n’y puisse plus rien entrer. Je veux que ma mort physique soit aussi douce qu’il soit possible, et pour cela il ne faut point avoir de déchirures à faire... Ma petite philosophie m’a fait donner à toutes les choses agréables qui m’entourent leur juste valeur. Je les quitterai, comme dit La Fontaine :

Je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet,
Remerciant son hôte, et qu’on fit son paquet.


J’assure votre majesté que je vois l’époque de ma mort morale très gaîment... Je compte faire encore, avant ma petite mort, un voyage en Angleterre; j’y ai des personnes que j’aime tendrement et dont je suis bien aimée. J’irai leur dire le dernier adieu... » Et comme si cela ne suffisait pas, elle complète peu après son testament moral. « Je me crois plus philosophe que Socrate. La mort était pour lui un objet sur lequel il faisait de fort beaux discours. Pour moi, elle n’est que la cessation d’être, et je la vois sans peine. Je fais mes préparatifs comme j’ai fait mes paquets pour mon voyage en Pologne. Je désire que mes amis m’aiment pendant que je vis, mais je ne désire point leur laisser des regrets. Je ne dois pas craindre à présent d’en laisser à votre majesté. Je la supplie de me conserver le reste de ma vie la bonté et l’amitié dont elle m’a honorée. »

Est-ce de la philosophie? Est-ce de l’égoïsme? Est-ce l’esprit du XVIIIe siècle se glissant dans une âme détachée de tout? Dans tous les cas, c’est le langage d’une personne qui a mesuré d’un coup d’œil fin bien des choses de son temps, qui ne se fait plus d’illusions. C’est l’accent d’une femme qui semble vouloir prendre congé du monde, de peur que le monde ne la quitte. Pour elle, la vieillesse n’est point sans doute le deuil des galanteries et des gaîtés du bel âge, ce n’est pas moins toujours la vieillesse avec ses déclins et ses amoindrissemens. Sans avoir d’infirmités. Mme Geoffrin décroît doucement, et peu à peu, à travers les paroles affectueuses pour