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car nous en avions trois fort beaux ; c’était le seul luxe que le grand-père se permît encore. — Tiens-toi bien, Siegfried, me disait le vétéran ; prends la bride dans ta main gauche ; voilà comme tu seras plus tard, à la tête de ton régiment ; tu lèveras le sabre, et les trompettes sonneront la marche : hop !.. hop !.. hop !..

Quel bonheur d’être à cheval et de se promener au petit trot dans la cour sombre !

Les autres parties du château restaient désertes, les portes fermées, et, il faut bien le dire, les fenêtres n’avaient plus de vitres, les corneilles, les orfraies, habitaient les corniches, elles tourbillonnaient à tous les étages, jacassant et piaillant ; leurs ordures blanchissaient toutes les saillies, leurs nids remplissaient toutes les salles abandonnées, personne ne venait les troubler, et le vent d’hiver, se démenant parmi ces ruines, produisait une harmonie sauvage, surtout quand la mer y mêlait ses clameurs plaintives.

Combien de fois, dans ma petite chambre, la nuit, ne me suis-je point éveillé, prêtant l’oreille aux mille sifflemens de la bise par les fissures innombrables du vieux castel, me rappelant soudain les histoires de Christina et croyant entendre les âmes des morts glisser au loin dans les immenses corridors ! J’avais bien peur ; heureusement la chambre du grand-père touchait à la mienne, la porte en restait toujours ouverte, et la respiration forte, cadencée du vieillard me rassurait. Il dormait d’un sommeil paisible, et je me disais : — Si les esprits arrivent, je crierai… Le grand-père décrochera son sabre !

Le sabre du grand-père et ses pistolets m’inspiraient confiance ; avec le grand-père, j’aurais bravé tous les esprits du monde. Pourtant il advint un soir quelque chose d’étrange à propos des esprits, je ne l’oublierai jamais. C’était aux premières neiges de 1822, j’avais dix ans. Le grand-père et moi, ce soir-là, nous soupions ensemble comme d’habitude, la table entre nous, la lampe au-dessus, sur un trépied de bronze. Jacob nous servait, entrant et sortant, pour chercher les plats à la cuisine. Et, comme il arrive aux changemens de saison, la mer était grosse, les premières neiges fouettaient les vitres par rafales. Nous finissions de souper quand tout à coup, poussée par le vent, la porte s’ouvrit, et moi tout pâle je criai : — C’est Maindorf à la dent de fer !

Le grand-père alors, tout étonné, déposa son verre sur la table, et, regardant le vieux hussard d’un œil sévère, lui demanda : — Qu’est-ce que cela veut dire ? D’où vient que cet enfant s’effraie ?

— C’est Christina qui lui raconte des bêtises, balbutia le vieux soldat, se dépêchant d’aller refermer la porte.

— Christina ! s’écria le grand-père avec indignation, si la vieille