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bles pour eux qu’elles les font plus trembler. Ajoutez chez la plupart une invincible paresse d’esprit, une incapacité presque absolue de suivre un certain ordre logique de pensées, qui les rendent indifférens à tout ce qui n’a pas pour objet l’immédiate satisfaction des besoins physiques. Les croyances morales et religieuses sont devenues pour eux comme des coutumes qu’ils observent par tradition sans trop s’inquiéter de leur origine et de leur signification.

À ces difficultés de l’enquête se joignent celles de l’interprétation. Notre état intellectuel, moral, social, religieux, est tellement différent de celui des sauvages que nous avons la plus grande peine à entrer dans leur esprit. Voyageurs et missionnaires les abordent avec des idées préconçues, et courent risque de les voir plus ou moins dégradés qu’ils ne sont. En outre il leur arrive de généraliser trop vite et de conclure sans précaution de quelques individus à toute une race. De là sur les mêmes peuplades des renseignemens souvent contradictoires.

Admettons enfin que toutes ces causes d’erreur n’existent pas. Supposons que nous ayons aujourd’hui les élémens exacts, complets, authentiques, d’une psychologie des sauvages ; aurions-nous mis la main sur les vraies origines des idées et croyances fondamentales de l’humanité ? Pourrions-nous nous flatter de posséder une image à peu près fidèle, au point de vue moral et religieux, de l’homme primitif ? Nullement, car ici nous avons à compter avec une opinion qui porte le caractère de la probabilité la plus haute : c’est celle qui ne voit dans les sauvages actuels que les débris de races dégénérées. Cette hypothèse fut pour la première fois soutenue avec éclat par M. de Bonald, il l’appuyait principalement sur des argumens de l’ordre théologique. Vivement attaquée par les transformistes, dont la théorie exige impérieusement que l’homme primitif ait été aussi voisin que possible de la brute, elle a trouvé récemment d’habiles défenseurs chez les adversaires de M. Darwin et de son école. Au premier rang se sont placés en Angleterre l’archevêque Whately et le duc d’Argyll.

L’archevêque Whately part de ce fait, établi suivant lui par l’expérience, qu’aucune race absolument sauvage ne peut d’elle-même s’élever à un état, même peu avancé, de civilisation. Il cite comme exemple les indigènes de la Nouvelle-Zélande, qui « paraissaient être dans un état tout aussi avancé quand Tasman a découvert le pays en 1642 qu’ils l’étaient quand Cook les a visités cent vingt-sept ans plus tard. » L’existence actuelle de nations civilisées prouve donc que les premiers hommes ont possédé un minimum d’industrie, de moralité, de religion, qu’il est difficile de déterminer, mais qui, dans tous les cas, fut bien supérieur au niveau des peuplades