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Saint-Jean, maître François Mistral était au milieu de ses blés qu’une troupe de moissonneurs abattaient à la faucille. Des essaims de glaneuses suivaient les ouvriers et ramassaient les épis qui échappaient au râteau. Maître François, mon père, remarqua une belle fille qui restait en arrière, comme si elle eût eu honte de glaner comme les autres. Il s’approcha d’elle et lui dit : — Mignonne, de qui es-tu ? quel est ton nom ? — La jeune fille répondit : — Je suis la fille d’Etienne Poulinet, le maire de Maillane ; mon nom est Délaïde. — Comment, dit mon père, la fille de Poulinet, qui est le maire de Maillane, va glaner ! — Maître, répliqua-t-elle, nous sommes une nombreuse famille, six filles et deux garçons, et notre père, quoiqu’il ait assez de biens, comme vous savez, quand nous lui demandons de quoi nous attifer, nous répond : « Mes fillettes, si vous voulez de la parure, gagnez-en. » Voilà pourquoi je suis venue glaner. — Six mois après cette rencontre, qui rappelle l’antique scène de Ruth et de Booz, le bon maître François demanda Délaïde à maître Poulinet, et je suis né de ce mariage.

« Mon enfance première se passa donc à la ferme, en compagnie des laboureurs, des faucheurs et des pâtres. Je me souviens toujours de ce temps avec délices, comme le pauvre Adam devait se souvenir du paradis terrestre.

« Chaque saison renouvelait la série des travaux. Le labour, les semailles, la tonte, la fauche, les vers à soie, les moissons, le dépicage, les vendanges et la cueillette des olives, déployaient à ma vue les actes majestueux de la vie rustique éternellement dure, mais éternellement honnête, salubre, indépendante et calme.

« Tout un peuple de serviteurs, d’hommes loués au mois, de journaliers, allait et venait dans les terres du mas, avec la houe ou le râteau ou bien la fourche sur l’épaule, et travaillant toujours avec des gestes nobles comme dans les peintures de Léopold Robert. Mon vénérable père les dominait tous, par la taille, par le sens, comme aussi par la noblesse. C’était un grand et beau vieillard, digne dans son langage, ferme dans son commandement, bienveillant au pauvre monde, rude pour lui seul. »


On retrouve ici le type de ces hautes figures agrestes qui tiennent si bien leur place dans Mireille, maître Ambroise, le pauvre vannier de Valabrègue, et maître Ramon, le riche fermier du mas des Micocoules. Ce n’est pourtant pas là ce qui me frappe le plus en ce moment et en cet endroit ; il est évident, et j’en félicite le poète, qu’il a voulu surtout faire reparaître le public particulier auquel s’adresse la nouvelle poésie provençale. Comme le fils du jardinier de Saint-Rémy est devenu prosateur et poète pour donner à sa mère des livres qu’elle pût lire, le fils du fermier de Maillane