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Page:Revue des Deux Mondes - 1875 - tome 12.djvu/766

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délassaient de leurs graves fonctions par des œuvres légères, et faisaient souvent de petits vers au sortir de l’audience, ces abbés mondains et lettrés qui se glissaient partout, ces femmes élégantes que n’effarouchait pas un propos hardi, et nous aurons l’idée d’une société agréable et vivante, fort éloignée de cette monotonie ennuyeuse qu’on reproche aujourd’hui à la province, et qui pouvait plaire même à des esprits difficiles, accoutumés au séjour des plus grandes capitales. On raconte que, vers l’époque de la régence, un grand seigneur anglais, le duc de Kingston, qui n’était venu à Dijon que pour y passer quelques jours, y resta plusieurs mois, et qu’en quittant cette aimable ville où il avait trouvé tant de gens agréables, il voulut emmener avec lui l’un de ceux dont la conversation l’avait le plus charmé : il détermina à le suivre le jeune fils d’un conseiller aux enquêtes, qui s’appelait alors Louis Leclerc, et qui devait plus tard illustrer le nom de Buffon.

Tel est le milieu dans lequel De Brosses a passé sa vie. Paris l’attirait peu ; les devoirs de sa charge et les intérêts de sa fortune l’y appelaient quelquefois ; il y était bien accueilli et avait su s’y faire de nobles liaisons et des amitiés distinguées. Cependant il revenait toujours volontiers à Dijon. Il n’était pas de ceux qui se regardent comme en exil quand il leur faut rester chez eux ; au contraire c’est chez lui, parmi ses amis et ses collègues, dans la maison de sa famille, qu’il aimait à vivre. Voilà donc un homme d’esprit qui est resté fidèle à sa province, qui doit avoir fort peu subi l’influence de Paris, qu’on accuse de nous avoir été si funeste ; cherchons s’il a conservé cette originalité d’allures et ce goût de terroir dont on regrette la perte. S’il s’agissait de juger seulement l’homme et le magistrat, nous serions bien forcés de reconnaître que c’était un caractère résolu et une figure énergique. Il défendit courageusement les droits de sa compagnie, et quand il crut avoir raison, les menaces ni l’exil ne purent le dompter. Il avait la repartie vive et se piquait de dire aux ministres et même au roi « la vérité sans tortillage. » Il ne montra pas moins de fermeté dans sa lutte avec un souverain plus absolu encore que Louis XV, et auquel les contemporains ne résistaient pas. Brouillé avec Voltaire, qui ne voulait pas lui payer « quatorze moules de bois, » qu’il lui devait[1],

  1. Il faut lire dans M. Foisset toute l’histoire de ce débat. Voltaire, que l’avarice poignardait (le mot est de Mme Denis), voulait que le président de Brosses, en lui cédant Tourney, lui fit cadeau pour se chauffer d’une coupe de bois qui était déjà vendue ; le président refusa. « Je ne pense pas, lui écrivit-il, qu’on ait jamais fait à personne un présent de quatorze moules de bois, si ce n’est à un couvent de capucins. » La querelle s’envenima si bien que Voltaire parlait non-seulement de rendre De Brosses ridicule, mais de le déshonorer. C’est ce qui n’était pas aisé, et il n’y réussit guère ; mais, quand le président voulut être de l’Académie française, Voltaire eut recours à toute sorte d’intrigues et de calomnies pour le faire échouer. Il alla jusqu’à écrire « qu’il serait forcé de renoncer à sa place, si l’on en donnait une à son ennemi. » C’est ainsi qu’il fit préférer au président de Brosses des littérateurs obscurs ou des hommes de cour dont le nom est aujourd’hui tout à fait ignoré.