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attendri pour décrire les cérémonies naïves proposées à la foi de son enfance.

La première langue qu’il apprit après sa langue slave maternelle fut le français : Barbe-Bleue et le Chat botté l’enchantèrent à l’égal de Twardovski et de la Roussalka. Il eut de bonne heure l’idée de mettre en scène ces contes bleus : la passion du théâtre se révéla ainsi chez lui.

L’été, sa famille quittait Lemberg pour une des seigneuries qu’il nous a fait si bien connaître, où les soucis et les joies d’une immense exploitation agricole se mêlent aux plaisirs de la chasse, aux longues courses à cheval dans la plaine, sans bornes comme la mer, aux festins homériques, aux intimes causeries autour du samovar. Le factotum juif vient déballer ses marchandises, les moissonneurs envahissent la cour pour déposer la couronne d’épis aux pieds de leur bienfaitrice ; ce sont là de grands événemens. Du reste on ne voit guère, outre le mandataire, le forestier et le curé, que quelques voisins, grands buveurs pour la plupart, qui portent des toasts dans les souliers des dames, coquettes et imposantes à la fois sous leurs kasabaïkas de fourrure. À cette vie quelque peu sauvage, Sacher-Masoch dut sans doute l’amour passionné de la nature que reflètent toutes ses œuvres. Déjà il entreprenait l’escalade des montagnes d’où ton embrasse du regard les plaines de Podolie ; il s’enthousiasmait pour la liberté cosaque et la vie des brigands dans les Carpathes, dont lui parlaient les paysans galiciens, ses amis préférés ; en parcourant les bois, les champs, les marécages, son petit fusil sur l’épaule, il s’imaginait, lui aussi, être de la race des haydamaks. Son père l’emmenait, tout jeune qu’il fût, chasser le loup, un sergent venait lui enseigner l’exercice militaire. Après des journées remplies par les plus rudes fatigues physiques, il écrivait, pour amuser ses petites sœurs, les histoires qu’il avait recueillies.

Les scènes affreuses de l’insurrection de 1846 le frappèrent vivement. Tandis que les troupes autrichiennes repoussaient les Polonais révoltés, le peuple des campagnes s’insurgeait à son tour pour venir en aide à l’Autriche et surtout pour assouvir sa vieille haine contre le parti noble. Les seigneuries furent attaquées, de grandes cruautés commises. Une image horrible resta dans la mémoire du jeune Sacher-Masoch, alors âgé de dix ans : le retour à Lemberg des insurgés morts ou blessés dans de petites charrettes ; le sang coulait à travers la paille, et les chiens léchaient ce sang. Le chef de la police s’attira la reconnaissance des Polonais en les protégeant contre les fureurs des paysans. Ses fonctions le conduisirent à Prague (1848). En Bohême, la passion du jeune Sacher-Masoch pour les exercices du corps et pour les sciences naturelles continua de se développer. L’escrime, la chasse et la gymnastique ne lui faisaient